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ARAGON, Louis


Les mains d'Elsa


Donne-moi tes mains pour l'inquiétude

Donne-moi tes mains dont j'ai tant rêvé

Dont j'ai tant rêvé dans ma solitude

Donne-moi tes mains que je sois sauvé


Lorsque je les prends à mon pauvre piège

De paume et de peur de hâte et d'émoi

Lorsque je les prends comme une eau de neige

Qui fond de partout dans mes mains à moi


Sauras-tu jamais ce qui me traverse

Ce qui me bouleverse et qui m'envahit

Sauras-tu jamais ce qui me transperce

Ce que j'ai trahi quand j'ai tresailli


Ce que dit ainsi le profond langage

Ce parler muet de sens animaux

Sans bouche et sans yeux miroir sans image

Ce frémir d'aimer qui n'a pas de mots


Sauras-tu jamais ce que les doigts pensent

D'une proie entre eux un instant tenue

Sauras-tu jamais ce que leur silence

Un éclair aura connu d'inconnu


Donne-moi tes mains que mon coeur s'y forme

S'y taise le monde au moins un moment

Donne-moi tes mains que mon âme y dorme

Que mon âme y dorme éternellement.



Les Yeux d'Elsa

Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire

J'ai vu tous les soleils y venir se mirer

S'y jeter à mourir tous les désespérés

Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire

À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé

Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent

L'été taille la nue au tablier des anges

Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés

Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur

Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit

Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie

Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure


Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée

Sept glaives ont percé le prisme des couleurs

Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs

L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé

Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche

Par où se reproduit le miracle des Rois

Lorsque le coeur battant ils virent tous les trois

Le manteau de Marie accroché dans la crèche

Une bouche suffit au mois de Mai des mots

Pour toutes les chansons et pour tous les hélas

Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres

Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux

L'enfant accaparé par les belles images

Écarquille les siens moins démesurément

Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens

On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages

Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où

Des insectes défont leurs amours violentes

Je suis pris au filet des étoiles filantes

Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août

J'ai retiré ce radium de la pechblende

Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu

Ô paradis cent fois retrouvé reperdu

Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes

Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa

Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent

Moi je voyais briller au-dessus de la mer

Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa


Nous dormirons ensemble


Que ce soit dimanche ou lundi

Soir ou matin minuit midi

Dans l'enfer ou le paradis

Les amours aux amours ressemblent

C'était hier que je t'ai dit

Nous dormirons ensemble


C'était hier et c'est demain

Je n'ai plus que toi de chemin

J'ai mis mon cœur entre tes mains

Avec le tien comme il va l'amble

Tout ce qu'il a de temps humain

Nous dormirons ensemble


Mon amour ce qui fut sera

Le ciel est sur nous comme un drap

J'ai refermé sur toi mes bras

Et tant je t'aime que j'en tremble

Aussi longtemps que tu voudras

Nous dormirons ensemble.



Est-ce ainsi que les hommes vivent

Tout est affaire de décor

Changer de lit changer de corps

À quoi bon puisque c’est encore

Moi qui moi-même me trahis

Moi qui me traîne et m’éparpille

Et mon ombre se déshabille

Dans les bras semblables des filles

Où j’ai cru trouver un pays.

Cœur léger cœur changeant cœur lourd

Le temps de rêver est bien court

Que faut-il faire de mes nuits

Que faut-il faire de mes jours

Je n’avais amour ni demeure

Nulle part où je vive ou meure
…..
Est-ce ainsi que les hommes vivent

Et leurs baisers au loin les suivent.

Elle était brune elle était blanche

Ses cheveux tombaient sur ses hanches

Et la semaine et le dimanche

Elle ouvrait à tous ses bras nus

Elle avait des yeux de faÏence

Elle travaillait avec vaillance

Pour un artilleur de Mayence

Qui n’en est jamais revenu.

Il est d’autres soldats en ville

Et la nuit montent les civils

Remets du rimmel à tes cils

Lola qui t’en iras bientôt

Encore un verre de liqueur

Ce fut en avril à cinq heures

Au petit jour que dans ton cœur

Un dragon plongea son couteau

Est-ce ainsi que les hommes vivent

Et leurs baisers au loin les suivent


Je chante pour passer le temps

Je chante pour passer le temps

Petit qu'il me reste de vivre

Comme on dessine sur le givre

Comme on se fait le coeur content

A lancer cailloux sur l'étang

Je chante pour passer le temps

J'ai vécu le jour des merveilles

Vous et moi souvenez-vous-en

Et j'ai franchi le mur des ans

Des miracles plein les oreilles

Notre univers n'est plus pareil

J'ai vécu le jour des merveilles

Allons que ces doigts se dénouent

Comme le front d'avec la gloire

Nos yeux furent premiers à voir

Les nuages plus bas que nous

Et l'alouette à nos genoux

Allons que ces doigts se dénouent

Nous avons fait des clairs de lune

Pour nos palais et nos statues

Qu'importe à présent qu'on nous tue

Les nuits tomberont une à une

La Chine s'est mise en Commune

Nous avons fait des clairs de lune

Et j'en dirais et j'en dirais

Tant fut cette vie aventure

Où l'homme a pris grandeur nature

Sa voix par-dessus les forêts

Les monts les mers et les secrets

Et j'en dirais et j'en dirais

Oui pour passer le temps je chante

Au violon s'use l'archet

La pierre au jeu des ricochets

Et que mon amour est touchante

Près de moi dans l'ombre penchante

Oui pour passer le temps je chante

Je passe le temps en chantant

Je chante pour passer le temps 


Que serais-je sans toi

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre 

Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant 

Que cette heure arrêtée au cadran de la montre 

Que serais-je sans toi que ce balbutiement. 

J'ai tout appris de toi sur les choses humaines 

Et j'ai vu désormais le monde à ta façon 

J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines 

Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines 

Comme au passant qui chante on reprend sa chanson 
J'ai tout appris de toi jusqu'au sens du frisson. 

J'ai tout appris de toi pour ce qui me concerne 

Qu'il fait jour à midi, qu'un ciel peut être bleu 

Que le bonheur n'est pas un quinquet de taverne 

Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne 

Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux 

Tu m'as pris par la main comme un amant heureux.

Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes 

N'est-ce pas un sanglot que la déconvenue 

Une corde brisée aux doigts du guitariste 

Et pourtant je vous dis que le bonheur existe 

Ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues. 

Terre, terre, voici ses rades inconnues. 


Elsa

Je suis l’hérésiarque de toutes les églises

Je te préfère à tout ce qui vaut de vivre et de mourir

Je te porte l’encens des lieux saints et la chanson du forum

Vois mes genoux en sang de prier devant toi

Mes yeux crevés pour tout ce qui n’est pas ta flamme

Je suis sourd à toute plainte qui n’est pas de ta bouche

Je ne comprends des millions de morts que lorsque c’est toi qui gémis

C’est à tes pieds que j’ai mal de tous les cailloux des chemins

A tes bras déchirés par toutes les haies de ronces

Tous les fardeaux portés martyrisent tes épaules

Tout le malheur du monde est dans une seule de tes larmes

Je n’avais jamais souffert avant toi

Souffert est-ce qu’elle a souffert

La bête clamant une plaie

Comment pouvez-vous comparer au mal animal

Ce vitrail en mille morceaux où s’opère une mise en croix du jour

Tu m’as enseigné l’alphabet de douleur

Je sais lire maintenant les sanglots Ils sont tous faits de ton nom

De ton nom seul ton nom brisé ton nom de rose effeuillée

Ton nom le jardin de toute Passion

Ton nom que j’irais dans le feu de l’enfer écrire à la face du monde

Comme ces lettres mystérieuses à l’écriteau du Christ

Ton nom le cri de ma chair et la déchirure de mon âme

Ton nom pour qui je brûlerais tous les livres

Ton nom toute science au bout du désert humain

Ton nom qui est pour moi l’histoire des siècles

Le cantique des cantiques

Le verre d’eau dans la chaîne des forçats

Et tous les vocables ne sont qu’un champ de culs-de- bouteille à la porte

d’une cité maudite

Quand ton nom chante à mes lèvres gercées

Ton nom seul et qu’on me coupe la langue

Ton nom

Toute musique à la minute de mourir


Que la vie en vaut la peine

C'est une chose étrange à la fin que le monde

Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit

Ces moments de bonheur ces midi d'incendie

La nuit immense et noire aux déchirures blondes

Rien n'est si précieux peut-être qu'on le croit

D'autres viennent

Ils ont le cœur que j'ai moi-même

Ils savent toucher l'herbe et dire je vous aime

Et rêver dans le soir où s'éteignent des voix

D'autres qui referont comme moi le voyage

D'autres qui souriront d'un enfant rencontré

Qui se retourneront pour leur nom murmuré

D'autres qui lèveront les yeux vers les nuages

Il y aura toujours un couple frémissant

Pour qui ce matin-là sera l'aube première

Il y aura toujours l'eau le vent la lumière

Rien ne passe après tout si ce n'est le passant

C'est une chose au fond que je ne puis comprendre

Cette peur de mourir que les gens ont en eux

Comme si ce n'était pas assez merveilleux

Que le ciel un moment nous ait paru si tendre

Oui je sais cela peut sembler court un moment

Nous sommes ainsi faits que la joie et la peine

Fuient comme un vin menteur de la coupe trop pleine

Et la mer à nos soifs n'est qu'un commencement

Mais pourtant malgré tout malgré les temp6 farouches

Le sac lourd à l'échiné et le cœur dévasté

Cet impossible choix d'être et d'avoir été

Et la douleur qui laisse une ride à la bouche

Malgré la guerre et l'injustice et l'insomnie

Où l'on porte rongeant votre cœur ce renard

L'amertume et

Dieu sait si je l'ai pour ma part

Porté comme un enfant volé toute ma vie

Malgré la méchanceté des gens et les rires

Quand on trébuche et les monstrueuses raisons

Qu'on vous oppose pour vous faire une prison

De ce qu'on aime et de ce qu'on croit un martyre

Malgré les jours maudits qui sont des puits sans fond

Malgré ces nuits sans fin à regarder la haine

Malgré les ennemis les compagnons de chaînes

Mon

Dieu mon

Dieu qui ne savent pas ce qu'ils font£

Malgré l'âge et lorsque soudain le cœur vous flanche

L'entourage prêt à tout croire à donner tort

Indiffèrent à cette chose qui vous mord

Simple histoire de prendre sur vous sa revanche

La cruauté générale et les saloperies

Qu'on vous jette on ne sait trop qui faisant école

Malgré ce qu'on a pensé souffert les idées folles

Sans pouvoir soulager d'une injure ou d'un cri

Cet enfer

Malgré tout cauchemars et blessures

Les séparations les deuils les camouflets

Et tout ce qu'on voulait pourtant ce qu'on voulait

De toute sa croyance imbécile à l'azur

Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle

Qu'à qui voudra m'entendre à qui je parle ici

N'ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci

Je dirai malgré tout que cette vie fut belle




Il n’y a pas d’amour heureux

Rien n’est jamais acquis à l’homme Ni sa force

Ni sa faiblesse ni son coeur Et quand il croit

Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix

Et quand il croit serrer son bonheur il le broie

Sa vie est un étrange et douloureux divorce

Il n’y a pas d’amour heureux

Sa vie Elle ressemble à ces soldats sans armes

Qu’on avait habillés pour un autre destin

A quoi peut leur servir de se lever matin

Eux qu’on retrouve au soir désoeuvrés incertains

Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes

Il n’y a pas d’amour heureux

Mon bel amour mon cher amour ma déchirure

Je te porte dans moi comme un oiseau blessé

Et ceux-là sans savoir nous regardent passer

Répétant après moi les mots que j’ai tressés

Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent

Il n’y a pas d’amour heureux

Le temps d’apprendre à vivre il est déjà trop tard

Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l’unisson

Ce qu’il faut de malheur pour la moindre chanson

Ce qu’il faut de regrets pour payer un frisson

Ce qu’il faut de sanglots pour un air de guitare

Il n’y a pas d’amour heureux

Il n’y a pas d’amour qui ne soit à douleur

Il n’y a pas d’amour dont on ne soit meurtri

Il n’y a pas d’amour dont on ne soit flétri

Et pas plus que de toi l’amour de la patrie

Il n’y a pas d’amour qui ne vive de pleurs

Il n’y a pas d’amour heureux

Mais c’est notre amour à tous les deux


Gelukkige liefde bestaat niet

Niets is ooit verworven voor de mens Noch zijn kracht

Noch zijn zwakheid noch hart Wanneer hij de armen

Meent te openen wordt zijn schaduw kruis van erbarmen

En verbrodt hij ‘t geluk als hij ‘t denkt te omarmen

Zijn leven een vreemde en pijnlijke afscheidsklacht

Gelukkige liefde bestaat niet

Zijn leven Het lijkt op die soldaten zonder geweer

Die men had gekleed voor een ander bestaan

Waarom zouden ze 's morgens 't bed uitgaan

Zij die men 's avonds aantreft onzeker en afgedaan

Zeg deze woorden Mijn leven En staak uw gebleer

Gelukkige liefde bestaat niet

Mijn mooi lief mijn kostbaar lief mijn wonde

Ik draag je als een gekwetste vogel in mij

En zij daar kijken onwetend we gaan hen voorbij

Zij herhalen mijn gevlochten woorden na mij

Woorden die even snel voor je grote ogen verzwonden

Gelukkige liefde bestaat niet

Om te leren leven daarvoor is het al te laat

Hoe wenen 's nachts als één onze harten niet

Hoeveel ellende hoef je voor het minste lied

Hoeveel spijt eer je van een rilling geniet

Hoeveel snikken eer de gitaar spelen gaat

Gelukkige liefde bestaat niet

Er bestaat geen liefde die geen pijn doet

Er bestaat geen liefde die je niet kraakt

Er is geen liefde die je niet mak maakt

Ook je vaderlandsliefde niet die verzaakt

Geen liefde waarvan je niet schreien moet

Gelukkige liefde is er geen

Maar ze is wel van ons tweên

Vertaling: Z. DE MEESTER




Strophes pour se souvenir

Vous n’avez réclamé la gloire ni les larmes

Ni l’orgue ni la prière aux agonisants

Onze ans déjà que cela passe vite onze ans

Vous vous étiez servi simplement de vos armes

La mort n’éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes

Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants

L’affiche qui semblait une tache de sang

Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles

Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir français de préférence

Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant

Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants

Avaient écrit sous vos photos Morts pour la France

Et les mornes matins en étaient différents

Tout avait la couleur uniforme du givre

A la fin février pour vos derniers moments

Et c’est alors que l’un de vous dit calmement

Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre

Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses

Adieu la vie adieu la lumière et le vent

Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent

Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses

Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d’hiver éclaire la colline

Que la nature est belle et que le coeur me fend

La justice viendra sur nos pas triomphants

Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline

Et je te dis de vivre et d’avoir un enfant

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent

Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps

Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant

Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir

Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.


Zadjal de l'avenir

 
Comme à l'homme est propre le rêve

Il sait mourir pour que s'achève

Son rêve à lui par d'autres mains

Son cantique sur d'autres lèvres

Sa course sur d'autres chemins

Dans d'autres bras son amour même

Que d'autres cueillent ce qu'il sème

Seul il vit pour le lendemain

 
S'oublier est son savoir-faire

L'homme est celui qui se préfère

Un autre pour boire son vin

L'homme est l'âme toujours offerte

Celui qui soi-même se vainc

Qui donne le sang de ses veines

Sans rien demander pour sa peine

Et s'en va nu comme il s'en vint

 
Il est celui qui se dépense

Et se dépasse comme il pense

Impatient du ciel atteint

Se brûlant au feu qu'il enfante

Comme la nuit pour le matin

Insensible même à sa perte

Joyeux pour une porte ouverte

Sur l'abîme de son destin

 
Dans la mine ou dans la nature

L'homme ne rêve qu'au futur

Joueur d'échecs dont la partie

Perdus ses chevaux et ses tours

Et tout espoir anéanti

Pour d'autres rois sur d'autres cases

Pour d'autres pions sur d'autres bases

Va se poursuivre lui parti

 
L'homme excepté rien qui respire

Ne s'est inventé l'avenir

Rien même Dieu pour qui le temps

N'est point mesure à l'éternel

Et ne peut devenir étant

L'immuabilité divine

L'homme est un arbre qui domine

Son ombre et qui voit en avant

 
L'avenir est une campagne

Contre la mort Ce que je gagne

Sur le malheur C'est le terrain*

Que la pensée humaine rogne

Pied à pied comme un flot marin

Toujours qui revient où naguère

Son écume a poussé sa guerre

Et la force du dernier grain

 
L'avenir c'est ce qui dépasse

La main tendue et c'est l'espace

Au-delà du chemin battu

C'est l'homme vainqueur par l'espèce

Abattant sa propre statue

Debout sur ce qu'il imagine

Comme un chasseur de sauvagines

Dénombrant les oiseaux qu'il tue

 
À lui j'emprunte mon ivresse

Il est ma coupe et ma maîtresse

Il est mon inverse Chaldée

Le mystère que je détrousse

Comme une lèvre défardée

Il est l'oeil ouvert dans la tête

Mes entrailles et ma conquête

Le genou sur Dieu de l'idée

 
Tombez ô lois aux pauvres faites

Voici des fruits pour d'autres fêtes

Où je me sois mon propre feu

Voici des chiffres et des fèves

Nous changeons la règle du jeu

Pour demain fou que meure hier

Le calcul prime la prière

Et gagne l'homme ce qu'il veut

 
L'avenir de l'homme est la femme

Elle est la couleur de son âme

Elle est sa rumeur et son bruit

Et sans elle il n'est qu'un blasphème

Il n'est qu'un noyau sans le fruit

Sa bouche souffle un vent sauvage

Sa vie appartient aux ravages

Et sa propre main le détruit

 
Je vous dis que l'homme est né pour

la femme et né pour l'amour

Tout du monde ancien va changer

D'abord la vie et puis la mort

Et toutes choses partagées

Le pain blanc les baisers qui saignent

On verra le couple et son règne

Neiger comme les orangers.



L'Etrangère


Il existe près des écluses

Un bas quartier de bohémiens

Dont la belle jeunesse s'use

À démêler le tien du mien

En bande on s'y rend en voiture,

Ordinairement au mois d'août,

Ils disent la bonne aventure

Pour des piments et du vin doux.


On passe la nuit claire à boire

On danse en frappant dans ses mains,

On n'a pas le temps de le croire

Il fait grand jour et c'est demain.

On revient d'une seule traite

Gais, sans un sou, vaguement gris,

Avec des fleurs plein les charrettes

Son destin dans la paume écrit.


J'ai pris la main d'une éphémère

Qui m'a suivi dans ma maison

Elle avait des yeux d'outremer

Elle en montrait la déraison.

Elle avait la marche légère

Et de longues jambes de faon,

J'aimais déjà les étrangères

Quand j'étais un petit enfant !


Celle-ci parla vite vite

De l'odeur des magnolias,

Sa robe tomba tout de suite

Quand ma hâte la délia.

En ce temps-là, j'étais crédule

Un mot m'était promission,

Et je prenais les campanules

Pour des fleurs de la passion.


À chaque fois tout recommence

Toute musique me saisit,

Et la plus banale romance

M'est éternelle poésie

Nous avions joué de notre âme

Un long jour, une courte nuit,

Puis au matin : "Bonsoir madame"

L'amour s'achève avec la pluie.