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GRANGĒ, Jean-Christophe



Les rivières pourpres

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— Réglo ? Avec des ordures comme vous ? (Karim éclata d’un rire nerveux.) Je meurs... Tournez-vous là-bas ! Les mains contre le mur, putains de connards ! Vous aussi, les pouffiasses !

Le flic tira dans les néons. Une lueur bleutée jaillit, la rampe de tôle ricocha contre le plafond avant de se décrocher et de s’écraser au sol dans une explosion de flammèches. Les « terreurs » trottinèrent dans tous les sens. Lamentables. Karim hurlait à se fêler les cordes vocales :

— Videz vos poches ! Un geste, et je vous fais sauter les rotules !

Karim voyait la pièce à travers des battements sombres. Il planta son canon dans les côtes du chef et demanda plus bas :

— A quoi vous vous défoncez ?

L’homme crachait du sang.

— Qu... quoi ?

Karim enfonça encore le canon.

— Qu’est-ce que vous prenez pour vous déchirer ?

— Amphèt’... speed... colle...

— Quelle colle ?

— La Di... la Dissoplastine...

— La colle à rustine ?

Le tondu acquiesça sans comprendre.

— Où est-elle ? reprit Karim.

Le crâne rasé roulait des yeux injectés.

— Dans le sac poubelle, près du frigo...

— Tu bouges, je te tue.

Karim partit à reculons, balayant la salle du regard, braquant son arme à la fois sur le skin blessé et sur les silhouettes immobiles, qui lui tournaient le dos. De la main gauche, il retourna le sac : des milliers de pilules se répandirent à terre, ainsi que des tubes de colle. Il ramassa les tubes, les ouvrit et traversa la salle. Il dessina des serpentins visqueux sur le sol, juste derrière les skins acculés. Au passage, il leur balançait des coups de pied dans les jambes, dans les reins, tout en envoyant à bonne distance leurs couteaux et autres ustensiles.

— Tournez-vous.

Les crânes rasés traînaient des Docs.

— Vous allez faire des pompes à ma santé, les mecs. Vous aussi, les poufs. Et vous visez les traînées de colle.

Toutes les mains s’écrasèrent sur la Dissoplaste qui gicla entre les doigts serrés. A la troisième traction, les paumes étaient collées définitivement. Les skins se laissèrent tomber, poitrine contre le sol, se tordant les poignets en s’écrasant sur le bitume.

Karim rejoignit son premier adversaire. Il s’assit en tailleur, position du lotus, et inspira profondément pour se calmer. Sa voix se fit plus posée :

— Où étiez-vous hier soir ?

— C’est... c’est pas nous.

Karim dressa l’oreille. Il avait humilié les skins par bravade et posait maintenant ses questions pour la forme. Il était certain que ces connards n’avaient rien à voir avec la profanation du cimetière. Pourtant ce skin semblait déjà savoir. Le Beur se pencha :

— De quoi parles-tu ?

Le crâne rasé s’appuya sur un coude.

— Le cimetière... C’est pas nous.

— Comment es-tu au courant ?

— Nous... nous sommes passés là-bas...

Une idée surgit dans l’esprit de Karim. Crozier avait un témoin. Quelqu’un, ce matin, l’avait prévenu : les skins avaient rôdé près du cimetière et ils avaient été vus. Le commissaire l’avait donc envoyé au carton, sans rien lui dire. Karim réglerait ses comptes plus tard.

— Raconte-moi.

— On zonait dans ce coin-là...

— A quelle heure ?

— J’sais pas... Deux heures, p’t’être...

— Pourquoi ?

— J’sais pas... on voulait déconner... foutre la merde... On cherchait les baraquements des chantiers pour casser du crouille...

Karim frémit.

— Et alors ?

— On est passés près du cimetière... Putain... La grille était ouverte... On a vu des ombres... des mecs qui sortaient du caveau...

— Combien étaient-ils ?

— D... Deux, j’crois...

— Tu pourrais les décrire ?

Le blessé ricana.

— Mec, on était raides...

Karim lui donna une claque sur l’oreille broyée. Le skin étouffa un cri, qui s’acheva en un sifflement de serpent.

— Tu pourrais donner leur signalement ?

— Non ! C’était la nuit noire...

Karim réfléchit. Une certitude lui revint en tête, à propos des casseurs : des pros.

— Et ensuite ?

— Putain... Ça nous a foutu les j’tons... on s’est tirés... On s’est dit qu’on allait nous coller ça sur le dos... à... à cause de Carpentras...

— C’est tout ? Vous n’avez rien remarqué d’autre ? Un détail ?

— Non... rien... A deux heures du mat’, dans ce bled... c’est la mort...

Karim imagina la solitude de la petite route, avec l’unique réverbère, une griffe blanche au-dessus de la nuit envoûtant les papillons nocturnes. Et la bande de crânes rasés jouant des coudes, défoncés jusqu’aux yeux, hurlant des hymnes nazis. Il répéta :

— Réfléchis encore.

— Ce... C’est un peu plus tard... J’crois qu’on a vu une bagnole de l’Est, une Lada ou un truc dans l’genre, qui fonçait dans l’aut’sens... Elle v’nait du cimetière... Sur la D 143...

— Quelle couleur ?

— Bl... Blanche...

— Rien de particulier ?

— Elle... Elle était couverte de boue...

— Tu as relevé la plaque ?

— Putain... On est pas des flics, ducon, je...

Karim lui balança un coup de talon dans la rate. L’homme se tordit, émettant un gargouillis sanglant. Le lieutenant se releva et épousseta son jean. Il n’y avait plus rien à glaner ici. Il entendait les autres gémir derrière lui. Leurs mains étaient sans doute brûlées au troisième ou quatrième degré. Karim conclut :

— Tu vas gentiment aller au poste de Sarzac. Aujourd’hui. Pour signer ta déclaration. Dis que tu viens de ma part, tu auras un traitement de faveur.

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