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BERNANOS, Georges



Journal d’un curé de campagne

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LOUIS DUFRÉTY, REPRÉSENTANT


Lille, le... février 19...


Monsieur le curé,


Je vous adresse sans retard les renseignements que vous avez bien voulu solliciter. Je les compléterai ultérieurement par un récit auquel mon état de santé ne m’a pas permis de mettre la dernière main et que je destine aux Cahiers de la jeunesse lilloise, revue très modeste où j’écris à mes moments perdus. Je me permettrai de vous assurer le service du numéro dès sa parution en librairie.

La visite de mon ami m’avait fait un sensible plaisir. Notre affection, née aux plus belles années de notre jeunesse, était de celles qui n’ont rien à craindre des injures du temps. Je crois d’ailleurs que sa première intention n’était pas de prolonger sa visite au-delà du délai nécessaire à une bonne et fraternelle causerie. Vers dix-neuf heures environ, il s’est senti légèrement indisposé. J’ai cru devoir le retenir à la maison. Mon intérieur, quoique fort simple, paraissait lui plaire beaucoup et il n’a fait aucune difficulté pour accepter d’y passer la nuit. J’ajoute que j’avais moi-même, par délicatesse, demandé l’hospitalité d’un ami dont l’appartement se trouve peu éloigné du mien.

Vers quatre heures, ne pouvant dormir, je suis allé discrètement jusqu’à sa chambre, et j’ai trouvé mon malheureux camarade étendu à terre, sans connaissance. Nous l’avons transporté sur son lit. Quelque soin que nous ayons pris, je crains que ce déplacement ne lui ait été fatal. Il a rendu aussitôt des flots de sang. La personne qui partageait alors ma vie ayant fait de sérieuses études médicales a pu lui donner les soins nécessaires, et me renseigner sur son état. Le pronostic était des plus sombres. Cependant l’hémorragie a cessé. Tandis que j’attendais le médecin, notre pauvre ami a repris connaissance. Mais il ne parlait pas. D’épaisses gouttes de sueur coulaient de son front, de ses joues, et son regard, à peine visible entre ses paupières entrouvertes, semblait exprimer une grande angoisse. J’ai constaté que son pouls s’affaiblissait très vite. Un petit voisin est allé prévenir le prêtre de garde, vicaire à la paroisse de Sainte-Austreberthe. L’agonisant m’a fait comprendre par signes qu’il désirait son chapelet, que j’ai pris dans la poche de sa culotte, et qu’il a tenu dès lors serré sur sa poitrine. Puis il a paru retrouver ses forces, et d’une voix presque inintelligible m’a prié de l’absoudre. Son visage était plus calme, il a même souri. Bien qu’une juste appréciation des choses me fît une obligation de ne pas me rendre à son désir avec trop de hâte, l’humanité ni l’amitié ne m’eussent permis un refus. J’ajoute que je crois m’être acquitté de ce devoir dans un sentiment propre à vous donner toute sécurité.

Le prêtre se faisant toujours attendre, j’ai cru devoir exprimer à mon infortuné camarade le regret que j’avais d’un retard qui risquait de le priver des consolations que l’Église réserve aux moribonds. Il n’a pas paru m’entendre. Mais quelques instants plus tard, sa main s’est posée sur la mienne, tandis que son regard me faisait nettement signe d’approcher mon oreille de sa bouche. Il a prononcé alors distinctement, bien qu’avec une extrême lenteur, ces mots que je suis sûr de rapporter très exactement : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce. »

Je crois qu’il est mort presque aussitôt.

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Sous le soleil de Satan

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Chacun de nous –ah ! puissiez-vous retenir ces paroles d’un vieil ami ! – est tour à tour, de quelque manière, un criminel ou un saint, tantôt porté vers le bien, non par une judicieuse approximation de ses avantages, mais clairement et singulièrement par un élan de tout l’être, une effusion d’amour qui fait de la souffrance et du renoncement l’objet même du désir, tantôt tourmenté du goût mystérieux de l’avilissement, de la délectation au goût de cendre, le vertige de l’animalité, son incompréhensible nostalgie

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