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CORNEILLE, Pierre


Le Cid

Acte I, Scène 2

L’Infante

Je sens en deux partis mon esprit divisé.

Si mon courage est haut, mon coeur est embrasé.

Cet hymen m'est fatal, je le crains et souhaite :

Je n'ose en espérer qu'une joie imparfaite.

Ma gloire et mon amour ont pour moi tant d'appas.

Que je meurs s'il s'achève, ou ne s'achève pas.
.....

Acte 1, Scène 4

Don Diègue:

Ô rage ! ô désespoir ! ô viellesse ennemie !

N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ?

Et ne suis-je blanchi dans les travaux guerriers

Que pour voir en un jour flétrir tant de lauriers ?

Mon bras qu'avec respect tout l'Espagne admire,

Mon bras, qui tant de fois a sauvé cet empire,

Tant de fois affermi le trône de son roi,

Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi ?

Ô cruel souvenir de ma gloire passée !

Oeuvre de tant de jours en un jour effacée !

Nouvelle dignité fatale à mon bonheur !

Précipice élevé d'où tombe mon honneur !

Faut-il de votre éclat voir triompher Le Comte,

Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte ?

Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ;

Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur ;

Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne

Malgré le choix du roi, m'en a su rendre indigne.

Et toi, de mes exploits glorieux instrument,

Mais d'un corps tout de glace inutile ornement,

Fer, jadis tant à craindre, et qui, dans cette offense,

M'as servi de parade, et non pas de défense,

Va, quitte désormais le derniers des humains,

Passe, pour me venger, en de meilleurs mains.

…..

Acte 1 , Scène 6

Don Rodrigue:

Percé jusques au fond du coeur

D'une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,

Misérable vengeur d'une juste querelle,

Et malheureux objet d'une injuste rigueur,

Je demeure immobile, et mon âme abattue

Cède au coup qui me tue.

Si près de voir mon feu récompensé,

Ô Dieu, l'étrange peine !

En cet affront mon père est l'offensé,

Et l'offenseur le père de Chimène !

Que je sens de rudes combats !

Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse :

Il faut venger un père, et perdre une maitresse.

L'un m'anime le coeur, l'autre retient mon bras.

Réduit au triste choix ou de trahir ma flamme,

Ou de vire en infâme,

Des deux côtés mon mal est infini.

Ô Dieu, l'étrange peine !

Paut-il laisser un affront impuni ?

Faut-il punir le père de Chimène ?

Père, maitresse, honneur, amour,

Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,

Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie.

L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour.

Cher et cruel espoir d'une âme généreuse,

Mais ensemble amoureuse,

Digne ennemi de mon plus grand bonheur,

Fer qui cause ma peine,

M'es-tu donné pour venger mon honneur ?

M'es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

Il vaut mieux courir au trépas.

Je dois à ma maitresse aussi bien qu'à mon père ;

J'attire en me vengeant sa haine et sa colère ;

J'attire ses mépris en ne me vengeant pas.

À mon plus doux espoir l'un me rend infidèle,

Et l'autre indigne d'elle.

Mon mal augmente à le vouloir guérir ;

Tout redouble ma peine.

Allons, mon âme ; et puisqu'il faut mourir,

Mourons du moins sans offenser Chimène.


Acte1, Scène 7

Don Rodrigue
.....
Faut-il laisser un affront impun?

Faut-il punir le père de Chimène?

Père, maîtresse, honneur, amour,

Illustre tyrannie, adorable contrainte,

Par qui de ma raison la lumière est éteinte,

A mon aveuglement rendez un peu de jour.

Cher et cruel espoir d'une âme généreuse

Mais ensemble amoureuse,

Noble ennemi de mon plus grand bonheur

Qui fais toute ma peine

M'es-tu donné pour venger mon honneur?

M'es-tu donné pour perdre ma Chimène?

Il vaut mieux courir au trépas;

Je dois à ma maîtresse aussi bien qu'à mon père,

Qui venge cet affront irrite sa colère,

Et qui peut le souffrir, ne la mérite pas.

Prévenons la douleur d'avoir failli contre elle,

Qui nous serait mortelle.

Tout m'est fatal, rien ne peut me guérir,

Ni soulage ma peine,

Allons, mon âme, et puisqu'il faut mourir,

Mourons du moins sans offenser Chimène.

Mourir sans tirer ma raison!

Rechercher un trépas si mortel à ma gloire!

Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire

D'avoir mal soutenu l'honneur d ma maison!

Respecter un amour dont mon âme égarée

Voit la perte assurée!

N'écoutons plus ce penser suborneur

Qui ne sert qu'à ma peine,

Allons, mon bras, du moins sauvons l'honneur,

Puisqe aussi bien il faut perdre Chimène.

Oui, mon esprit s'était déçu,

Dois-je pas mon père avant qu'à ma maîtresse?

Que je meure au combat, ou meure de tristesse,

Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.

Je m'accuse déjà de trop de négligence,

Courons à la vengeance,

Et tous honteux d'avoir tant balancé,

Ne soyons plus en peine

(Puisque aujourd'hui mon père est l'offensé)

Si l'offenseur est père de Chimène.
.....

Acte 2, Scène 2
.....
Le Comte


Ce grand cœur qui paraît aux discours que tu tiens,

Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens

Et croyant voir en toi l’honneur de la Castille,

Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.

Je sais ta passion et suis ravi de voir

Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir,

Qu’ils n’ont point affaibli cette ardeur magnanime,

Que ta haute vertu répond à mon estime

Et que voulant pour gendre un cavalier parfait,

Je ne me trompais point au choix que j’avais fait.

Mais je sens que pour toi ma pitié s’intéresse,

J’admire ton courage, et je plains ta jeunesse.

Ne cherche point à faire un coup d’essai fatal,

Dispense ma valeur d’un combat inégal ;

Trop peu d’honneur pour moi suivrait cette victoire :

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

On te croirait toujours abattu sans effort

Et j’aurais seulement le regret de ta mort.
.....


Horace


Acte 4, scène 5


Rome, l’unique objet de mon ressentiment !

Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !

Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !

Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !

Puissent tous ses voisins ensemble conjurés

Saper ses fondements encor mal assurés !

Et si ce n’est assez de toute l’Italie,

Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie ;

Que cent peuples unis des bouts de l’univers

Passent pour la détruire et les monts et les mers !

Qu’elle même sur soi renverse ses murailles,

Et de ses propres mains déchire ses entrailles !

Que le courroux du Ciel allumé par mes vœux

Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !

Puissé-je de mes vœux y voir tomber ce foudre,

Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,

Voir le dernier Romain à son dernier soupir,

Moi seule en être cause et mourir de plaisir


Cinna

ACTE I, scène 4

…..

CINNA

Quoi! sur l'illusion d'une terreur Panique ,
Trahir vos intérêts, et la cause publique!
Par cette lâcheté moi-même m'accuser,
Et tout abandonner quand il faut tout oser!
Que feront nos amis, si vous êtes déçue?

EMILIE

Mais que deviendras-tu, si l'entreprise est sue?

CINNA

S'il est pour me trahir des esprits assez bas,
Ma vertu pour le moins ne me trahira pas.
Vous la verrez brillante au bord des précipices
Se couronner de gloire en bravant les supplices,
Rendre Auguste jaloux du sang qu'il répandra,
Et le faire trembler, alors qu'il me perdra.
Je deviendrais suspect à tarder d'avantage.
Adieu, raffermissez ce généreux courage.
S'il faut subir le coup d'un Destin rigoureux,
Je mourrai tout ensemble heureux et malheureux,
Heureux, pour vous servir de perdre ainsi la vie,
Malheureux, de mourir sans vous avoir servie.
…..

ACTE V, Scène 3

AUGUSTE


En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour menuire,

A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encorséduire ?

Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers;

Je suis maître de moi comme de l'univers ;

Je le suis, je veux l'être. O siècles ,ô mémoire !

Conservez à jamais ma dernière victoire!

Je triomphe aujourd'hui du plus juste courroux

De qui le souvenir puisse aller jusqu'àvous.

Soyons amis, Cinna, c'est moi qui t'en convie :

Comme à mon ennemi je t'ai donné lavie,

Et, malgré la fureur de ton lâchedestin,

Je te la donne encor comme à mon assassin.

Commençons un combat qui montre parl'issue

Qui l'aura mieux de nous ou donnée oureçue.

Tu trahis mes bienfaits, je les veux redoubler ;

Je t'en avais comblé, je t'en veux accabler:

Avec cette beauté que je t'avaisdonnée,

Reçois le consulat pour la prochaineannée.

Aime Cinna, ma fille, en cet illustre rang,

Préfères-en la pourpre à celle demon sang ;

Apprends sur mon exemple à vaincre tacolère :

Te rendant un époux, je te rends plus qu'unpère.