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VARGAS, Fred



Debout les morts

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Lucien ne voulut pas en convenir en rentrant le lundi soir, mais les trois jours avaient été excellents. L'analyse de la propagande destinée à l'arrière n'avait pas progressé, mais la sérénité, oui. Ils dînèrent dans le calme et personne ne haussa le ton, même pas lui. Mathias eut le temps de parler et Marc de construire quelques phrases bien longues au sujet de quelques broutilles. Tous les soirs, c'était Marc qui sortait le sac-poubelle devant la grille. Il le serrait toujours de la main gauche, la main aux bagues. Pour contrer le déchet. Il rentra sans le sac, préoccupé. Il ressortit plusieurs fois pendant les deux heures qui suivirent, allant et venant de la maison à la grille.

– Qu'est-ce que tu as? finit par demander Lucien. Tu visites ta propriété?

– Il y a une fille assise sur le petit mur, en face de la maison de Sophia. Elle a un gosse qui dort dans ses bras. Ça fait plus de deux heures qu'elle est là.

– Laisse tomber, dit Lucien. Elle attend sûrement quelqu'un. Ne fais pas comme ton parrain, ne te mêle pas de tout. Pour moi, j'ai eu mon compte.

– C'est le gosse, dit Marc. Je trouve qu'il commence à faire frais.

– Reste tranquille, dit Lucien.

Mais personne ne quitta la grande pièce. Ils se firent un deuxième café. Et une petite pluie se mit à tomber.

– Ça va flotter toute la nuit, dit Mathias. C'est triste, pour un 31 mai.

Marc se mordit les lèvres. Il ressortit.

– Elle est toujours là, dit-il en revenant. Elle a enroulé le gosse dans son blouson.

– Quel genre? demanda Mathias.

– Je ne l'ai pas dévisagée, dit Marc. Je ne veux pas lui faire peur. Pas en haillons, si c'est ça que tu demandes. Mais haillons ou pas, on ne va pas laisser une fille et son gosse attendre je ne sais quoi toute la nuit sous la flotte? Si? Bon alors, Lucien, file-moi ta cravate. Grouille.

– Ma cravate? Pour quoi faire? Tu vas l'attraper au lasso?

– Imbécile, dit Marc. C'est pour ne pas faire peur, c'est tout. La cravate, il arrive que ça rassure un peu. Allez dépêche-toi, dit Marc en agitant la main. Il pleut.

– Pourquoi n'irais-je pas moi-même? demanda Lucien. Ça m'éviterait de défaire ma cravate. En plus, le motif ne va pas aller du tout sur ta chemise noire.

– Tu n'y vas pas parce que tu n'es pas un type rassurant, voilà tout, dit Marc en nouant la cravate à toute vitesse. Si je la ramène ici, ne la dévisagez pas comme une proie. Soyez naturels.

Marc sortit et Lucien demanda à Mathias comment on faisait pour avoir l'air naturel.

– Faut bouffer, dit Mathias. Personne n'a peur de quelqu'un qui bouffe.

Mathias attrapa la planche à pain et coupa deux grosses tartines. Il en passa une à Lucien.

– Mais je n'ai pas faim, dit Lucien dans une plainte.

– Mange ce pain.

Mathias et Lucien avaient commencé à mâchonner leur grosse tranche quand Marc rentra, poussant avec douceur devant lui une jeune femme silencieuse, fatiguée, serrant contre elle un enfant assez grand. Marc se demanda fugitivement pourquoi Mathias et Lucien mangeaient du pain.

– Asseyez-vous, je vous en prie, dit-il, un peu cérémonieux pour rassurer.

Il lui prit ses habits mouillés.

Mathias sortit de la pièce sans rien dire et revint avec un duvet et un oreiller recouvert d'une taie propre. D'un geste, il invita la jeune femme à coucher l'enfant sur le petit lit du coin, près de la cheminée. Il posa le duvet sur lui, avec des gestes doux, et prépara une flambée. Très chasseur-cueilleur au grand cœur, pensa Lucien avec une grimace. Mais les gestes silencieux de Mathias l'avaient touché. Il n'y aurait pas pensé lui-même. Lucien avait facilement une boule dans la gorge.

La jeune femme n'avait presque pas peur et beaucoup moins froid. Ça devait être à cause du feu dans la cheminée. Ça fait toujours un bon effet, et sur la peur, et sur le froid, et Maîhias avait fait une puissante flambée. Mais après ça, il ne savait pas quoi dire. Il écrasait ses mains l'une contre l'autre comme pour broyer le silence.

– C'est un quoi? demanda Marc pour être aimable. Je veux dire, l'enfant?

– C'est un garçon, dit la jeune femme. Il a cinq ans.

Marc et Lucien hochèrent la tête avec gravité.

La jeune femme défit l'écharpe qu'elle avait enroulée autour de sa tête, secoua ses cheveux, posa: l'écharpe mouillée sur le dos de sa chaise et leva les yeux pour regarder où elle était tombée. En fait, tout le

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