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ELUARD, Paul


Paris pendant la guerre


Les bêtes qui descendent des faubourgs en feu,

Les oiseaux qui secouent leurs plumes meurtrières,

Les terribles ciels jaunes, les nuages tout nus

Ont, en toute saison, fêté cette statue.


Elle est belle, statue vivante de l'amour.

O neige de midi, soleil sur tous les ventres,

O flammes du sommeil sur un visage d'ange

et sur toutes les nuits et sur tous les visages.


Silence. Le silence éclatant de ses rêves

Caresse l'horizon. Ses rêves sont les nôtres

Et les mains de désir qu'elle impose á son glaive.



Couvre-feu


Que voulez-vous la porte était gardée

Que voulez-vous nous étions enfermés

Que voulez-vous la rue était barrée

Que voulez-vous la ville était matée

Que voulez-vous elle était affamée

Que voulez-vous nous étions désarmés

Que voulez-vous la nuit était tombée

Que voulez-vous nous nous sommes aimés.


À peine défigurée


Adieu tristesse,

Bonjour tristesse.

Tu es inscrite dans les lignes du plafond.

Tu es inscrite dans les yeux que j'aime


Tu n'es pas tout à fait la misère,

Car les lèvres les plus pauvres te dénoncent

Par un sourire.


Bonjour tristesse.

Amour des corps aimables.

Puissance de l'amour

Dont l'amabilité surgit

Comme un monstre sans corps.

Tête désappointée.

Tristesse, beau visage.


Avis


La nuit qui précéda sa mort

Fut la plus courte de sa vie

L'idée qu'il existait encore

Lui brûlait le sang aux poignets

Le poids de son corps l’écœurait

Sa force le faisait gémir

C'est tout au fond de cette horreur

Qu'il a commencé à sourire

Il n'avait pas UN camarade

Mais des millions et des millions

Pour le venger il le savait

Et le jour se leva pour lui.


Une pour toutes


La mieux connue l’aimée on la voit à peine

Mais sa suite surgit dans des robes ingrates

Pour prendre tout au corps et laisser tout au cœur


La première la seule elle est enfermée
Comme au fond du jour noir un faux soleil de foudres

Comme dans l’herbe fraîche un ruisseau persistant


La plus belle le rêve où la vue est vaine

Sans voiles sans secret mais l’intime raison

Toutes les forces de ma vie sans un effort


Mais ses suivantes mais ses images en foule
Se coiffent gentiment et brûlent les pavés

Leurs seins libres mêlant la rue à l’éternel


Leurs charmes justifiant le seul amour possible


D’un et de deux, de tous

Je suis le spectateur et l’acteur,

Je suis la femme et son mari et leur enfant,

Et le premier amour et le dernier amour,

Et le passant furtif et l’amour confondu


Et de nouveau la femme, et son lit et sa robe

et ses bras partagés, Et le travail de l’homme

et son plaisir en flèche et la houle femelle,

Simple et double ma chair n’est jamais en exil.

Car, où commence un corps, je prends forme et conscience.

Et, même quand un corps se défait dans la mort,

Je gis en son creuset, j’épouse son tourment,

Son infamie honore et mon cœur et la vie.


Portrait en trois tableaux III

Et tu te fends comme un fruit mûr ô savoureuse

Mouvement bien en vue spectacle humide et lisse

Gouffre franchi très bas en volant lourdement

Je suis partout en toi partout où bat ton sang

Limite de tous les voyages tu résonnes

Comme un voyage sans nuages tu frissonnes

Comme une pierre dénudée aux feux d’eau folle

Et ta soif d’être nue éteint toutes les nuits.



Tue es venu

Tu es venu

le feu s'est alors ranimé

L'ombre a cédée

le froid d'en bas s'est étoilé

Et la terre s'est recouverte

De ta chair claire et je me suis senti léger

Tu es venu

la solitude était vaincue

J'avais un guide sur la terre

je savais

Me diriger

je me savais démesuré

J'avançais je gagnais de l'espace et du temps

J'allais vers toi

j'allais sans fin vers la lumière

La vie avait un corps

l'espoir tendait sa voile

Le sommeil ruisselait de rêves et la nuit

Promettait à l'aurore des regards confiants

Les rayons de tes bras entrouvraient le brouillard

Ta bouche était mouillée des premières rosées

Le repos ébloui remplaçait la fatigue

Et j'adorais l'amour comme à mes premiers jours."


Certitude

Si je te parle c’est pour mieux t’entendre

Si je t’entends je suis sûr de te comprendre

Si tu souris c’est pour mieux m’envahir

Si tu souris je vois le monde entier

Si je t’étreins c’est pour me continuer

Si nous vivons tout sera à plaisir

Si je te quitte nous nous souviendrons

En te quittant nous nous retrouverons.


Au défaut du silence

Je me suis enfermé dans mon amour, je rêve.

Qui de nous deux inventa l'autre ?

Visage perceur de murailles.

Ta chevelure d'oranges dans le vide du monde

Dans le vide des vitres lourdes de silence

Et d'ombre où mes mains nues cherchent tous tes reflets

La forme de ton cœur est chimérique

Et ton amour ressemble à mon désir perdu.

Ô soupirs d'ambre, rêves, regards

Mais tu n'as pas toujours été avec moi...Ma mémoire

Est encore obscurcie de t'avoir vue venir

Et partir...Le temps se sert de mots comme de l'amour.

Elle m'aimait pour m'oublier, elle vivait pour mourir.

Dans les plus sombres yeux se ferment les plus clairs...

…..


La nuit n'est jamais complète

La nuit n'est jamais complète.

Il y a toujours puisque je le dis,

Puisque je l'affirme,

Au bout du chagrin,

Une fenêtre ouverte,

Une fenêtre éclairée.

Il y a toujours un rêve qui veille,

Désir à combler, faim à satisfaire,

Un cœur généreux,

Une main tendue, une main ouverte,

Des yeux attentifs,

Une vie, la vie à se partager.


Liberté

Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom

Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom

Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l’écho de mon enfance
J’écris ton nom

Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J’écris ton nom

Sur tous mes chiffons d’azur
Sur l’étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J’écris ton nom

Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom

Sur chaque bouffée d’aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom

Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l’orage
Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom

Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J’écris ton nom

Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom

Sur la lampe qui s’allume
Sur la lampe qui s’éteint
Sur mes maisons réunies
J’écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J’écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J’écris ton nom

Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom

Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom

Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom

Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

Liberté.




La Courbe de tes yeux


La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,

Un rond de danse et de douceur,

Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,

Et si je ne sais plus tout ce que j'ai vécu

C'est que tes yeux ne m'ont pas toujours vu.


Feuilles de jour et mousse de rosée,

Roseaux du vent, sourires parfumés,

Ailes couvrant le monde de lumière,

Bateaux chargés du ciel et de la mer,

Chasseurs des bruits et sources des couleurs.


Parfums éclos d'une couvée d'aurores

Qui gît toujours sur la paille des astres,

Comme le jour dépend de l'innocence

Le monde entier dépend de tes yeux purs

Et ton sang coule dans leurs regards.



De welving van je ogen


De welving van je ogen omkringt mijn hart,

Een rondedans van zachtheid,

Krans van de tijd, veilige nachtwieg,

En als ik al wat ik heb beleefd niet meer weet,

Is dat omdat je ogen me niet altijd hebben gezien.


Bladeren van de dag en dauwmos,

Riet van de wind, geurende glimlach,

Vleugels die de wereld met licht bedekken,

Boten geladen met lucht en zee,

Verjagers van geluid en bronnen van kleuren.


Geuren ontloken uit een broedsel van dageraden

Dat steeds op sterrenstro ligt,

Zoals de dag bouwt op onschuld

Hoort de hele wereld bij je pure ogen

En je bloed stroomt in hun blik.


Vertaling Z. DE MEESTER




Comprenne qui voudra


En ce temps là, pour ne pas châtier les coupables, on maltraitait des filles. On allait même jusqu’à les tondre


Comprenne qui voudra

Moi mon remords ce fut

La malheureuse qui resta

Sur le pavé

La victime raisonnable

À la robe déchirée

Au regard d’enfant perdue

Découronnée défigurée

Celle qui ressemble aux morts

Qui sont morts pour être aimés


Une fille faite pour un bouquet

Et couverte

Du noir crachat des ténèbres


Une fille galante

Comme une aurore de premier mai

La plus aimable bête


Souillée et qui n’a pas compris

Qu’elle est souillée

Une bête prise au piège

Des amateurs de beauté


Et ma mère la femme

Voudrait bien dorloter

Cette image idéale

De son malheur sur terre.



On ne peut me connaître...


On ne peut me connaître

Mieux que tu me connais

Tes yeux dans lesquels nous dormons

Tous les deux

Ont fait à mes lumières d'homme

Un sort meilleur qu'aux nuits du monde


Tes yeux dans lesquels je voyage

Ont donné aux gestes des routes

Un sens détaché de la terre


Dans tes yeux ceux qui nous révèlent

Notre solitude infinie

Ne sont plus ce qu'ils croyaient être


On ne peut te connaître

Mieux que je te connais.



Air vif


J’ai regardé devant moi

Dans la foule je t’ai vue

Parmi les blés je t’ai vue

Sous un arbre je t’ai vue


Au bout de tous mes voyages

Au fond de tous mes tourments

Au tournant de tous les rires

Sortant de l’eau et du feu


L’été l’hiver je t’ai vue

Dans ma maison je t’ai vue

Entre mes bras je t’ai vue

Dans mes rêves je t’ai vue

Je ne te quitterai plus.



L'Amoureuse

Elle est debout sur mes paupières

Et ses cheveux sont dans les miens,

Elle a la forme de ma main,

Elle a la couleur de mes yeux,

Elle s'engloutit dans mon ombre

comme une pierre sur le ciel.


Elle a toujours les yeux ouverts

Et ne me laisse pas dormir.

Ses rêves en pleine lumière

Font s'évaporer les soleils,

Me font rire, pleurer et rire,

Parler sans avoir rien à dire.



Dormir la lune dans un oeil et le soleil dans l'autre


Dormir la lune dans un oeil et le soleil dans l'autre

Un amour dans la bouche un bel oiseau dans les cheveux

Parée comme les champs les bois les routes et la mer

Belle et parée comme le tour du monde


Puis à travers le paysage

Parmi les branches de fumée et tous les fruits du vent

Jambes de pierre aux bas de sable

Prise à la taille à tous les muscles de rivière

Et le dernier souci sur un visage transformé.



Je t’aime


Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues

Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu

Pour l’odeur du grand large et l’odeur du pain chaud

Pour la neige qui fond pour les premières fleurs

Pour les animaux purs que l’homme n’effraie pas

Je t’aime pour aimer

Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas


Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu

Sans toi je ne vois rien qu’une étendue déserte

Entre autrefois et aujourd’hui

Il y a eu toutes ces morts que j’ai franchies sur de la paille

Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir

Il m’a fallu apprendre mot par mot la vie

Comme on oublie


Je t’aime pour ta sagesse qui n’est pas la mienne

Pour la santé

Je t’aime contre tout ce qui n’est qu’illusion

Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas

Tu crois être le doute et tu n’es que raison

Tu es le grand soleil qui me monte à la tête

Quand je suis sûr de moi.