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RÉGNIER, Henri de


Je vous ai trop aimée indolente et farouche


Je vous ai trop aimée indolente et farouche

Pour ne plus vous aimer aujourd’hui que l’Amour

Impose son baiser à votre jeune bouche

Et soumet au plaisir votre corps sans atour.


Je vous ai trop aimée en la haute jeunesse

Dont l’éclatant orgueil vous brûlait de son feu,

Au temps où, sans pitié pour ma sombre détresse,

Vous aviez toujours l’air de marcher vers un Dieu.


Trésor par mon désir longuement convoité

Comme attire la soif la fontaine d’été,

Je vous ai trop aimée en vos beautés lointaines


Pour ne plus vous aimer à présent que ma main,

Sous les voiles levés qui me les rendaient vaines,

Caresse votre épaule et touche votre sein.


Lorsque vous êtes nue et docile au plaisir


Lorsque vous êtes nue et docile au plaisir

De tout votre long corps qui s’apprête à l’étreinte

Et que votre visage avec ardeur se teinte

Des chaleurs de l’attente et des feux du désir,


J’aime, voluptueuse et tendre, à vous saisir

En mes bras, consentante et cependant contrainte,

Afin d’entendre s’exhaler de vous la plainte

Dont le cri s’alanguit et s’achève en soupir.


Les lourds rideaux tirés rendent sombre la chambre ;

Sur la commode peinte une Nymphe se cambre

Sous le Faune cornu qui pénètre sa chair ;


Et l’Amour, invisible au couple qu’il enflamme,

Compare, double hommage à son autel offert,

Le plaisir de la Nymphe au plaisir de la Femme.


Odelette


Un petit roseau m’a suffi

Pour faire frémir l’herbe haute

Et tout le pré

Et les doux saules

Et le ruisseau qui chante aussi ;

Un petit roseau m’a suffi

À faire chanter la forêt.


Ceux qui passent l’ont entendu

Au fond du soir, en leurs pensées,

Dans le silence et dans le vent,

Clair ou perdu,

Proche ou lointain...

Ceux qui passent en leurs pensées

En écoutant, au fond d’eux-mêmes,

L’entendront encore et l’entendent

Toujours qui chante.


Il m’a suffi

De ce petit roseau cueilli

À la fontaine où vint l’Amour

Mirer, un jour,

Sa face grave

Et qui pleurait,

Pour faire pleurer ceux qui passent

Et trembler l’herbe et frémir l’eau ;

Et j’ai, du souffle d’un roseau,

Fait chanter toute la forêt.


Épigramme vénitienne


« Un vent triste et perfide, ô Venise, a soufflé

Sur le fard pâli de ta joue,

Et la Fortune a fait avec son pied ailé

Plus d'une fois tourner sa roue.


Toi qui voyais jadis, comme un essaim bruyant

Sorti de tes ruches guerrières,

Vers ta riche beauté revenir d'Orient

Les fanaux d'or de tes galères!


Un jour, ne t'es-tu pas, en robe de brocart,

Éblouissant ceux qui t'ont vue,

Assise en ton orgueil et leur offrant leur part,

À ton festin, la face nue ?


Puis, sous le masque noir dont le nocturne atour

Parait ta grâce déguisée,

N'as-tu pas invité le Plaisir et l'Amour

À boire à ta coupe irisée?...


Une barque de fruits croise sur le canal

Une gondole lente et close;

Un cyprès noir dans le jardin de l'Hôpital

Dépasse le haut du mur rose;


Un vieux palais sourit à l'angle d'un campo

De sa façade défardée,

Derrière un store jaune d'ocre, un piano

Estropie un air d'“Haïdée” ;


Sur la lagune une péotte de Chioggia

Etend sa rouge voile oblique

En attendant le vent subtil et doux qui va

Se lever de l'Adriatique,


Et, Maîtresse des mers, j'évoque un temps lointain,

Venise, où, Reine des rivages,

Tu coiffais d'une conque d'or le front marin

De tes Doges aux durs visages ! »


Le jardin mouillé


La croisée est ouverte ; il pleut

Comme minutieusement,

À petit bruit et peu à peu,

Sur le jardin frais et dormant.


Feuille à feuille la pluie éveille

L'arbre poudreux qu'elle verdit ;

Au mur, on dirait que la treille

S'étire d'un geste engourdi.

L’herbe frémit, le gravier tiède

Crépite et l’on croirait, là-bas,

Entendre sur le sable et l’herbe

Comme d’imperceptibles pas.


Le jardin chuchote et tressaille,

Furtif et confidentiel ;

L’averse semble maille à maille

Tisser la terre avec le ciel.

Il pleut, et les yeux clos, j'écoute,

De toute sa pluie à la fois,

Le jardin mouillé qui s'égoutte

Dans l'ombre que j'ai faite en moi.


Expérience


J’ai marché derrière eux, écoutant leurs baisers,

Voyant se détacher leurs sveltes silhouettes

Sur un ciel automnal dont les tons apaisés

Avaient le gris perlé de l’aile des mouettes.


Et tandis qu’ils allaient, au fracas de la mer

Heurtant ses flots aux blocs éboulés des falaises,

Je n’ai rien ressenti d’envieux ni d’amer,

Ni regrets, ni frissons, ni fièvres, ni malaises.


Ils allaient promenant leur beau rêve enlacé

Et que réalisait cette idylle éphémère ;

Ils étaient le présent et j’étais le passé.

Et je savais le mot final de la chimère.


Sur la grève


Couche-toi sur la grève et prends en tes deux mains,

Pour le laisser couler ensuite, grain par grain,

De ce beau sable blond que le soleil fait d’or ;

Puis, avant de fermer les yeux, contemple encor

La mer harmonieuse et le ciel transparent ;

Et, quand tu sentiras, peu à peu, doucement,

Que rien ne pèse plus à tes mains plus légères,

Avant que de nouveau tu rouvres tes paupières,

Songe que notre vie à nous emprunte et mêle

Son sable fugitif à la grève éternelle.


Repos après l'amour


Nul parfum n'est plus doux que celui d'une rose

Lorsque l'on se souvient de l'avoir respiré

Ou quand l'ardent flacon, où son âme est enclose,

En conserve au cristal l'arôme capturé.


C'est pourquoi, si jamais avec fièvre et délice

J'ai senti votre corps renversé dans mes bras

Après avoir longtemps souffert l'âcre supplice

De mon désir secret que vous ne saviez pas,


Si, tour à tour, muet, pressant, humble, farouche,

Rôdant autour de vous dans l'ombre, brusquement,

J'ai fini par cueillir la fleur de votre bouche,

0 vous, mon cher plaisir qui fûtes mon tourment.


Si j'ai connu par vous l'ivresse sans pareille

Dont la voluptueuse ou la tendre fureur

Mystérieusement renaît et se réveille

Chaque fois que mon cœur bat contre votre cœur,


Cependant la caresse étroite, ni l'étreinte

Ni le double baiser que le désir rend Court

Ne valent deux beaux yeux dont la flamme est éteinte

En ce repos divin qu'on goûte après l'amour!


Elvire aux yeux baissés


Quand le désir d'amour écarte ses genoux

Et que son bras plié jusqu'à sa bouche attire,

Tout à l'heure si clairs, si baissés et si doux,

On ne reconnaît plus les chastes yeux d'Elvire.


Eux qui s'attendrissaient aux roses du jardin

Et cherchaient une étoile à travers le feuillage,

Leur étrange regard est devenu soudain

Plus sombre que la nuit et plus noir que l'orage.


Toute Elvire à l'amour prend une autre beauté;

D'un souffle plus ardent s'enfle sa gorge dure,

Et son visage implore avec félicité

La caresse trop longue et le plaisir qui dure...


C'est en vain qu'à sa jambe elle a fait, sur sa peau,

Monter le bas soyeux et que la cuisse ajuste,

Et qu'elle a, ce matin, avec un soin nouveau,

Paré son jeune corps délicat et robuste.


La robe, le jupon, le linge, le lacet,

Ni la boucle ne l'ont cependant garantie

Contre ce feu subtil, langoureux et secret

Qui la dresse lascive et l'étend alanguie.


Elvire! il a fallu, pleine de déraison,

Qu'au grand jour, à travers la ville qui vous guette,

Peureuse, vous vinssiez obéir au frisson

Qui brûlait sourdement votre chair inquiète;


Il a fallu laisser tomber de votre corps

le corset au long busc et la souple chemise

Et montrer à des yeux, impurs en leurs transports,

Vos yeux d'esclave heureuse, accablée et soumise.


Car, sous le rude joug de l'amour souverain,

vous n'êtes plus l'Elvire enfantine et pudique

Qui souriait naïve aux roses du jardin

Et qui cherchait l'étoile au ciel mélancolique.


Maintenant le désir écarte vos genoux,

Mais quand, grave, contente, apaisée et vêtue,

Vous ne serez plus là, vous rappellerez-vous

Mystérieusement l'heure où vous étiez nue?


Non! Dans votre jardin, doux à vos pas lassés,

où, parmi le feuillage, une étoile palpite,

De nouveau, vous serez Elvire aux yeux baissés

Que dispense l'oubli du soin d'être hypocrite.


Le Départ


Je n’emporte avec moi sur la mer sans retour

Qu’une rose cueillie à notre long amour.

J’ai tout quitté ; mon pas laisse encore sur la grève

Empreinte au sable insoucieux sa trace brève

Et la mer en montant aura vite effacé

Ce vestige incertain qu’y laissa mon passé.

Partons ! que l’âpre vent en mes voiles tendues

Souffle et m’entraîne loin de la terre perdue

Là-bas. Qu’un autre pleure en fuite à l’horizon

La tuile rouge encore au toit de sa maison,

Là-bas, diminuée et déjà si lointaine !

Qu’il regrette le clos, le champ et la fontaine !

Moi je ferme la porte et je ne pleure pas.

Et puissent, si les dieux me mènent au trépas,

Les flots m’ensevelir en la tombe que creuse

Au voyageur la mer perfide et dangereuse !

Car je mourrai debout comme tu m’auras vu

Sur la proue, au départ, heureux et gai, pourvu

Que la rose à jamais de mon amour vivant

Embaume la tempête et parfume le vent.


Le bonheur

Si tu veux être heureux, ne cueille pas la rose

Qui te frôle au passage et qui s'offre à ta main;

La fleur est déjà morte à peine est-elle éclose.

Même lorsque sa chair révèle un sang divin.

N'arrête pas l'oiseau qui traverse l'espace;

Ne dirige vers lui ni flèche, ni filet

Et contente tes yeux de son ombre qui passe

Sans les lever au ciel où son aile volait;

N'écoute pas la voix qui te dit : « Viens ». N'écoute

Ni le cri du torrent, ni l'appel du ruisseau;

Préfère au diamant le caillou de la route;

Hésite au carrefour et consulte l'écho.

Prends garde… Ne vêts pas ces couleurs éclatantes

Dont l'aspect fait grincer les dents de l'envieux;

Le marbre du palais, moins que le lin des tentes

Rend les réveils légers et les sommeils heureux.

Aussi bien que les pleurs, le rire fait les rides.

Ne dis jamais : Encore, et dis plutôt : Assez…

Le Bonheur est un Dieu qui marche les mains vides

Et regarde la Vie avec des yeux baissés !


Le bouquet des trois feuilles d’or


Je n’ai rien

Que trois feuilles d’or et qu’un bâton

De hêtre . Je n’ai rien

Qu’un peu de terre à mes talons

Que l’odeur du soir en mes cheveux ,

Que le reflet de la mer en mes yeux ,

Car j’ai marché par les chemins

De la forêt et de la grève .

Et j’ai coupé la branche au hêtre

Et cueilli en passant à l’automne qui dort

Le bouquet des trois feuilles d’or.


Odelette 2

Si j'ai parlé

de mon amour, c'est à l'eau lente

qui m'écoute quand je me penche

sur elle; si j'ai parlé

de mon amour, c'est au vent

qui rit et chuchote entre les branches;

si j'ai parlé de mon amour, c'est à l'oiseau

qui passe et chante
avec le vent;

si j'ai parlé

c'est à l'écho.

Si j'ai aimé de grand amour,

triste ou joyeux,

ce sont tes yeux;

si j'ai aimé de grand amour,

ce fut ta bouche grave et douce,

ce fut ta bouche;

si j'ai aimé de grand amour,

ce furent ta chair tiède et tes mains fraiches,

et c'est ton ombre que je cherche.