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GOURMONT, Rémy de


Oraisons mauvaises

I


Que tes mains soient bénies, car elles sont impures !

Elles ont des péchés cachés à toutes les jointures ;

Leur peau blanche s’est trempée dans l’odeur âpre des caresses

Secrètes, parmi l’ombre blanche où rampent les caresses,

Et l’opale prisonnière qui se meurt à ton doigt,

C’est le dernier soupir de Jésus sur la croix.


II


Que tes yeux soient bénis, car ils sont homicides !

Ils sont pleins de fantômes et pleins de chrysalides,

Comme dans l’eau fanée, bleue au fond des grottes vertes,

On voit dormir des fleurs qui sont des bêtes vertes,

Et ce douloureux saphir d’amertume et d’effroi,

C’est le dernier regard de Jésus sur la croix.


III


Que tes seins soient bénis, car ils sont sacrilèges !

Ils se sont mis tout nus, comme un printanier florilège,

Fleuri pour la caresse et la moisson des lèvres et des mains,

Fleurs du bord de la route, bonnes à toutes les mains,

Et l’hyacinthe qui rêve là, avec un air triste de roi,

C’est le dernier amour de Jésus sur la croix.


IV


Que ton ventre soit béni, car il est infertile !

Il est beau comme une terre de désolation ; le style

De la herse n’y hersa qu’une glèbe rouge et rebelle,

La fleur mûre n’y sema qu’une graine rebelle,

Et la topaze ardente qui frissonne sur ce palais de joie,

C’est le dernier désir de Jésus sur la croix.


V


Que ta bouche soit bénie, car elle est adultère !

Elle a le goût des roses nouvelles et le goût de la vieille terre,

Elle a sucé les sucs obscurs des fleurs et des roseaux ;

Quand elle parle on entend comme un bruit perfide de roseaux,

Et ce rubis cruel tout sanglant et tout froid,

C’est la dernière blessure de Jésus sur la croix.


VI


Que tes pieds soient bénis, car ils sont déshonnêtes !

Ils ont chaussé les mules des lupanars et des temples en fête,

Ils ont mis leurs talons sourds sur l’épaule des pauvres,

Ils ont marché sur les plus purs, sur les plus doux, sur les plus pauvres,

Et la bouche d’améthyste qui tend ta jarretière de soie,

C’est le dernier frisson de Jésus sur la croix.


VII


Que ton âme soit bénie, car elle est corrompue !

Fière émeraude tombée sur le pavé des rues,

Son orgueil s’est mêlé aux odeurs de la boue,

Et je viens d’écraser dans la glorieuse boue,

Sur le pavé des rues, qui est un chemin de croix,

La dernière pensée de Jésus sur la croix.



Moritura


Dans la terre torride une plante exotique,

Penchante, résignée : éclos hors de saison,

Deux boutons fléchissaient, l'air grave et mystique ;

La sève n'était plus pour elle qu'un poison.


Et je sentais pourtant de la fleur accablée

S'évaporer l'effluve âcre d'un parfum lourd,

Mes artères battaient, ma poitrine troublée

Haletait, mon regard se voilait, j'étais sourd.


Dans la chambre, autre fleur, une femme très pâle,

Les mains lasses, la tête appuyée aux coussins :

Elle s'abandonnait : un insensible râle

Soulevait tristement la langueur de ses seins.


Mais ses cheveux tombant en innombrables boucles

Ondulaient sinueux comme un large flot noir

Et ses grands yeux brillaient du feu des escarboucles

Comme un double fanal dans la brume du soir.


Les cheveux m'envoyaient des odeurs énervantes,

Pareilles à l'éther qu'aspire un patient,

Je perdais peu à peu de mes forces vivantes

Et les yeux transperçaient mon cœur inconscient.


Le soir


Heure incertaine, heure charmante et triste : les roses

Ont un sourire si grave et nous disent des choses

Si tendres que nos coeurs en sont tout embaumés ;

Le jour est pâle ainsi qu'une femme oubliée,

La nuit a la douceur des amours qui commencent,

L'air est rempli de songes et de métamorphoses ;

Couchée dans l'herbe pure des divines prairies,

Lasse et ses beaux yeux bleus déjà presque endormis,

La vie offre ses lèvres aux baisers du silence.


Heure incertaine, heure charmante et triste : des voiles

Se promènent à travers les naissantes étoiles

Et leurs ailes se gonflent, amoureuses et timides,

Sous le vent qui les porte aux rives d'Atlantide ;

Une lueur d'amour s'allume comme un adieu

À la croix des clochers qui semblent tout en feu

Et à la cime hautaine et frêle des peupliers :

Le jour est pâle ainsi qu'une femme oubliée

Qui peigne à la fenêtre lentement ses cheveux.


Heure incertaine, heure charmante et triste : les heures

Meurent quand ton parfum, fraîche et dernière fleur,

Épanche sur le monde sa candeur et sa grâce :

La lumière se trouble et s'enfuit dans l'espace,

Un frisson lent descend dans la chair de la terre,

Les arbres sont pareils à des anges en prière.

Oh ! reste, heure dernière ! Restez, fleurs de la vie !

Ouvrez vos beaux yeux bleus déjà presque endormis...


Heure incertaine, heure charmante et triste : les femmes

Laissent dans leurs regards voir un peu de leur âme ;

Le soir a la douceur des amours qui commencent.

Ô profondes amours, blanches filles de l'absence,

Aimez l'heure dont l'oeil est grave et dont la main

Est pleine des parfums qu'on sentira demain ;

Aimez l'heure incertaine où la mort se promène,

Où la vie, fatiguée d'une journée humaine,

Entend chanter enfin, tout au fond du silence,

L'heure des songes légers, l'heure des indolences !



Figure de rêve

Séquence


La très chère aux yeux clairs apparaît sous la lune,

Sous la lune éphémère et mère des beaux rêves.

La lumière bleuie par les brumes cendrait

D’une poussière aérienne

Son front fleuri d’étoiles, et sa légère chevelure

Flottait dans l’air derrière ses pas légers :

La chimère dormait au fond de ses prunelles.

Sur la chair nue et frêle de son cou.

Les stellaires sourires d’un rosaire de perles

Étageaient les reflets de leurs pâles éclairs. Ses poignets

Avaient des bracelets tout pareils ; et sa tête,

La couronne incrustée des sept pierres mystiques

Dont les flammes transpercent le cœur comme des glaives,

Sous la lune éphémère et mère des beaux rêves.


Le voyageur


L'herbe fleurit toujours au creux frais de ton ventre,

Terre, pourquoi refuser ton ventre au voyageur ?

Et si le seigle est mûr, il a faim et ses mains

Tremblent d'amour quand il pense à toutes les gerbes.


Il sait que la forêt bleue et verte est ouverte

Aux chiens qui vont flairer le parfum des tanières :

Les fleurs fanées d'hier ont des odeurs d'étoiles,

Mais le vieux ciel est moins cruel que l'aubépine.


La spirale s'enroule aux serpents de l'éther,

Frappe et plie, pèlerin, tes épaules pensives :

Le moulin tourne et la mélancolie des oies

Ecrit ta destinée sur l'horizon sanglant.


Heure, ami, crépuscule, et le plaisir des mules

Et les pleurs de la roue et l'ange qui s'envole :

Ferme tes poings, dors-toi dans l'astre de ton rêve :

L'escadre des méduses tombe et crève sur les grèves.



Les cheveux


Simone, il y a un grand mystère

Dans la forêt de tes cheveux.


Tu sens le foin, tu sens la pierre

Où des bêtes se sont posées ;

Tu sens le cuir, tu sens le blé,

Quand il vient d'être vanné ;

Tu sens le bois, tu sens le pain

Qu'on apporte le matin ;

Tu sens les fleurs qui ont poussé

Le long d'un mur abandonné ;

Tu sens la ronce, tu sens le lierre

Qui a été lavé par la pluie ;

Tu sens le jonc et la fougère

Qu'on fauche à la tombée de la nuit ;

Tu sens la ronce, tu sens la mousse,

Tu sens l'herbe mourante et rousse

Qui s'égrène à l'ombre des haies ;

Tu sens l'ortie et le genêt,

Tu sens le trèfle, tu sens le lait ;

Tu sens le fenouil et l'anis ;

Tu sens les noix, tu sens les fruits

Qui sont bien mûrs et que l'on cueille ;

Tu sens le saule et le tilleul

Quand ils ont des fleurs plein les feuilles ;

Tu sens le miel, tu sens la vie

Qui se promène dans les prairies ;

Tu sens la terre et la rivière ;

Tu sens l'amour, tu sens le feu.


Simone, il y a un grand mystère

Dans la forêt de tes cheveux.