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BERANGER, Pierre-Jean


Le dieu des bonnes gens


Il est un dieu; devant lui je m'incline,

Pauvre et content, sans lui demander rien.

De l'univers observant la machine,

J'y vois du mal, et n'aime que le bien.

Mais le plaisir à ma philosophie

Révèle assez des cieux intelligents.

Le verre en main, gaîment je me confie

Au dieu des bonnes gens.

Dans ma retraite où l'on voit l'indigence,

Sans m'éveiller, assise à mon chevet,

Grace aux amours, bercé par l'espérance,

D'un lit plus doux je rêve le duvet.

Aux dieux des cours qu'un autre sacrifie!

Moi, qui ne crois qu'à des dieux indulgents,

Le verre en main, gaîment je me confie


Un conquérant, dans sa fortune altière,

Se fit un jeu des sceptres et des lois,

Et de ses pieds on peut voir la poussière

Empreinte encor sur le bandeau des rois.

Vous rampiez tous, ô rois qu'on déifie!

Moi, pour braver des maîtres exigeants,

Le verre en main, gaîment je me confie

Dans nos palais, où, près de la victoire,

Brillaient les arts, doux fruits des beaux climats,

J'ai vu du nord les peuplades sans gloire

De leurs manteaux secouer les frimas.

Sur nos débris Albion nous défie;
Moi, pour braver des maîtres exigeants,

Le verre en main, gaîment je me confie

Dans nos palais, où, près de la victoire,

Brillaient les arts, doux fruits des beaux climats,

J'ai vu du nord les peuplades sans gloire

De leurs manteaux secouer les frimas.

Sur nos débris Albion nous défie;

Mais les destins et les flots sont changeants:

Le verre en main, gaîment je me confie

Quelle menace un prêtre fait entendre!

Nous touchons tous à nos derniers instants:

L'éternité va se faire comprendre;

Tout va finir, l'univers et le temps.

Ô chérubins à la face bouffie!

Réveillez donc les morts peu diligents.


Le verre en main, gaîment je me confie

Mais quelle erreur! Non, Dieu n'est point colère;

S'il créa tout, à tout il sert d'appui:

Vins qu'il nous donne, amitié tutélaire,

Et vous, amours, qui créez après lui,

Prêtez un charme à ma philosophie

Pour dissiper des rêves affligeants.

Le verre en main, que chacun se confie



Les Souvenirs du peuple


ON parlera de sa gloire

Sous le chaume bien longtemps.

L’humble toit, dans cinquante ans,

Ne connaîtra plus d’autre histoire.

Là viendront les villageois

Dire alors à quelque vieille:

’Par des récits d’autrefois,

Mère, abrégez notre veille.

Bien, dit-on, qu’il nous ait nui,

Le peuple encor le révère,

Oui, le révère;

Parlez-nous de lui, grand’mère,

Parlez-nous de lui.’


‘Mes enfants, dans ce village,

Suivi de rois, il passa;

Voilà bien longtemps de ça:

Je venais d’entrer en ménage.

A pied grimpant le coteau

Où pour voir je m’étais mise,

Il avait petit chapeau

Avec redingote grise.

Près de lui je me troublai;

Il me dit: Bonjour, ma chère,

Bonjour, ma chère.

—Il vous a parlé, grand’ère!

Il vous a parlé!


‘L’an d’après, moi, pauvre femme,

O Paris étant un jour,

Je le vis avec sa cour:

Il se rendait à Notre-Dame.

Tous les cœurs étaient contents;

On admirait son cortège.

Chacun disait: Quel beau temps!

Le ciel toujours le protège.

Son sourire était bien doux;

D’un fils Dieu le rendait père,

Le rendait père.

—Quel beau jour pour vous, grand’mère!

Quel beau jour pour vous!


‘Mais quand la pauvre Champagne

Fut en proie aux étrangers,

Lui, bravant tous les dangers,

Semblait seul tenir la campagne.

Un soir, tout comme aujourd’hui,

J’entends frapper à ma porte;

J’ouvre; bon Dieu! c’était lui

Suivi d’une faible escorte.

Il s’asseoit où me voilà,

S’écriant: Oh! quelle guerre!

Oh! quelle guerre!

—Il s’est assis là, grand’mère!

Il s’est assis là!


‘J’ai faim, dit-il; et bien vite

Je sers piquette et pain bis;

Puis il sèche ses habits,

Même à dormir le feu l’invite.

Au réveil, voyant mes pleurs,

Il me dit: "Bonne espérance!

Je cours de tous ses malheurs,

Sous Paris, venger la France."

Il part; et comme un trésor

J’ai depuis gardé son verre,

Gardé son verre.

—Vous l’avez encor, grand’mère

Vous l’avez encor!


Le voici. Mais à sa perte

Le héros fut entraîné.

Lui, qu’un pape a couronné,

Est mort dans une île déserte.

Longtemps aucun ne l’a cru;

On disait: Il va paraître.

Par mer il est accouru;

L’étranger va voir son maîre.

Quand d’erreur on nous tira,

Ma douleur fut bien amère,

Fut bien amère.

—Dieu vous bénira, grand’mère,

Dieu vous bénira!’



Les gourmands


À Messieurs les gastronomes.


Gourmands, cessez de nous donner

La carte de votre dîner :

Tant de gens qui sont au régime

Ont droit de vous en faire un crime.

Et d'ailleurs, à chaque repas,

D'étouffer ne tremblez-vous pas ?

C'est une mort peu digne qu'on l'admire.

Ah ! pour étouffer, n'étouffons que de rire ;

N'étouffons, n'étouffons que de rire.


La bouche pleine, osez-vous bien

Chanter l'Amour, qui vit de rien ?

A l'aspect de vos barbes grasses,

D'effroi vous voyez fuir les Grâces ;

Ou, de truffes en vain gonflés,

Près de vos belles vous ronflez.

L'embonpoint même a dû parfois vous nuire.

Ah ! pour étouffer, n'étouffons que de rire ;

N'étouffons, n'étouffons que de rire.


Vous n'exaltez, maîtres gloutons,

Que la gloire des marmitons :

Méprisant l'auteur humble et maigre

Qui mouille un pain bis de vin aigre,

Vous ne trouvez le laurier bon

Que pour la sauce et le jambon ;

Chez des Français quel étrange délire !

Ah ! pour étouffer, n'étouffons que de rire ;

N'étouffons, n'étouffons que de rire.


Pour goûter à point chaque mets,

A table ne causez jamais ;

Chassez-en la plaisanterie :

Trop de gens, dans notre patrie.

De ses charmes étaient imbus ;

Les bons mots ne sont qu'un abus ;

Pourtant, messieurs, permettez-nous d'en dire.

Ah ! pour étouffer, n'étouffons que de rire ;

N'étouffons, n'étouffons que de rire.


Français, dînons pour le dessert :

L'Amour y vient, Philis le sert ;

Le bouchon part, l'esprit pétille ;

La Décence même y babille,

Et par la Gaîté, qui prend feu,

Se laisse coudoyer un peu.

Chantons alors l'aï qui nous inspire.

Ah ! pour étouffer, n'étouffons que de rire ;

N'étouffons, n'étouffons que de rire.



Le grenier


Je viens revoir l'asile où ma jeunesse

De la misère a subi les leçons.

J'avais vingt-ans, une folle maîtresse,

De francs amis et l'amour des chansons.

Bravant le monde et les sots et les sages,

Sans avenir, riche de mon printemps,

Leste et joyeux je montais six étages.

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans !


C'est un grenier, point ne veux qu'on l'ignore.

Là fut mon lit bien chétif et bien dur ;

Là fut ma table ; et je retrouve encore

Trois pieds d'un vers charbonnés sur le mur.

Apparaissez, plaisirs de mon bel âge,

Que d'un coup d'aile a fustigés le Temps.

Vingt fois pour vous j'ai mis ma montre en gage.

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans !


Lisette ici doit surtout apparaître,

Vive, jolie, avec un frais chapeau

Déjà sa main à l'étroite fenêtre

Suspend son schall en guise de rideau.

Sa robe aussi va parer ma couchette ;

Respecte, Amour, ses plis longs et flottants.

J'ai su depuis qui payait sa toilette.

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans !


À table un jour, jour de grande richesse,

De mes amis les voix brillaient en choeur,

Quand jusqu'ici monte un cri d'allégresse.

À Marengo Bonaparte est vainqueur !

Le canon gronde ; un autre chant commence ;

Nous célébrons tant de faits éclatants.

Les rois jamais n'envahiront la France.

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans !


Quittons ce toit où ma raison s'enivre.

Oh ! qu'ils sont loin ces jours si regrettés !

J'échangerais ce qu'il me reste à vivre

Contre un des mois qu'ici Dieu m'a comptés.

Pour rêver gloire, amour, plaisir, folie,

Pour dépenser sa vie en peu d'instants,

D'un long espoir pour la voir embellie,

Dans un grenier qu'on est bien à vingt ans !


Ma dernière chanson


Je n'eus jamais d'indifférence

Pour la gloire du nom français.

L'étranger envahit la France,

Et je maudis tous ses succès.

Mais, bien que la douleur honore,

Que servira d'avoir gémi ?

Puisqu'ici nous rions encore,

Autant de pris sur l'ennemi !


Quand plus d'un brave aujourd'hui tremble,

Moi, poltron, je ne tremble pas.

Heureux que Bacchus nous rassemble

Pour trinquer à ce gai repas !

Amis, c'est le dieu que j'implore ;

Par lui mon cœur est affermi.

Buvons gaîment, buvons encore :

Autant de pris sur l'ennemi !


Mes créanciers sont des corsaires

Contre moi toujours soulevés.

J'allais mettre ordre à mes affaires,

Quand j'appris ce que vous savez.

Gens que l'avarice dévore,

Pour votre or soudain j'ai frémi.

Prêtez-m'en donc, prêtez encore :

Autant de pris sur l'ennemi !


Je possède jeune maîtresse,

Qui va courir bien des dangers.

Au fond, je crois que la traîtresse

Désire un peu les étrangers.

Certains excès que l'on déplore

Ne l'épouvantent qu'à demi.

Mais cette nuit me reste encore :

Autant de pris sur l'ennemi !


Amis, s'il n'est plus d'espérance,

Jurons, au risque du trépas,

Que pour l'ennemi de la France

Nos voix ne résonneront pas.

Mais il ne faut pas qu'on ignore

Qu'en chantant le cygne a fini.

Toujours Français, chantons encore

Autant de pris sur l'ennemi !


Beaucoup d’amour


Malgré la voix de la sagesse,

Je voudrais amasser de l'or :

Soudain aux pieds de ma maîtresse

J'irais déposer mon trésor.

Adèle, à ton moindre caprice

Je satisferais chaque jour.

Non, non, je n'ai point d'avarice,

Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour.


Pour immortaliser Adèle,

Si des chants m'étaient inspirés,

Mes vers, où je ne peindrais qu'elle,

A jamais seraient admirés.

Puissent ainsi dans la mémoire

Nos deux noms se graver un jour !

Je n'ai point l'amour de la gloire,

Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour.


Que la Providence m'élève

Jusqu'au trône éclatant des rois,

Adèle embellira ce rêve :

Je lui céderai tout mes droits.

Pour être plus sûr de lui plaire,

Je voudrais me voir une cour.

D'ambition je n'en ai guère,

Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour.


Mais quel vain désir m'importune ?

Adèle comble tous mes vœux.

L'éclat, le renom, la fortune,

Moins que l'amour rendent heureux.

A mon bonheur je puis donc croire,

Et du sort braver le retour !

Je n'ai ni bien, ni rang, ni gloire,

Mais j'ai beaucoup, beaucoup d'amour.



La Bacchante


Cher amant, je cède à tes désirs ;

De champagne enivre Julie.

Inventons, s'il se peut, des plaisirs

Des amours épuisons la folie.

Verse-moi ce joyeux poison ;

Mais surtout bois à ta maîtresse :

Je rougirais de mon ivresse

Si tu conservais ta raison.


Vois déjà briller dans mes regards

Tout le feu dont mon sang bouillonne.

Sur ton lit, de mes cheveux épars,

Fleur à fleur vois tomber ma couronne.

Le cristal vient de se briser :

Dieu ! baise ma gorge brûlante,

Et taris l'écume enivrante

Dont tu le plais à l'arroser.


Verse encore ; mais pourquoi ces atours

Entre tes baisers et mes charmes ?

Romps ces nœuds, oui, romps-les pour toujours,

Ma pudeur ne connaît plus d'alarmes.

Presse en tes bras mes charmes nus.

Ah ! je sens redoubler mon être !

A l'ardeur qu'en moi tu fais naître,

Ton ardeur ne suffira plus.


Dans mes bras tombe enfin à ton tour ;

Mais, hélas ! tes baisers languissent.

Ne bois plus, et garde à mon amour

Ce nectar où tes feux s'amortissent.

De mes désirs mal apaisés,

Ingrat, si tu pouvais te plaindre,

J'aurai du moins pour les éteindre

Le vin où je les ai puisés.