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ALLEG, Henri



La Question

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Le matin et le soir, quand Boulafras entr'ouvrait la porte pour me passer mes "repas" ou bien lorsque j'allais aux lavabos, il m'arrivait de croiser dans le couloir des prisonniers musulmans, qui rejoignaient leur cellule. Certains me connaissaient pour m'avoir vu dans des manifestations organisées par le journal: d'autres ne savaient que mon nom. J'étais toujours torse nu, encore marqué des coups reçus, la poitrine et les mains plaquées de pansements. Ils comprenaient que, comme eux, j'avais été torturé et ils me saluaient au passage:"Courage, frère!" Et dans leurs yeux, je lisais une solidarité, une amitié, une confiance si totales que je me sentais fier, justement parce que j'étais un Européen, d'avoir ma place parmi eux.

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On tortura jusqu'à l'aube, ou presque. Au travers de la cloison, j'entendais les hurlements et les plaintes, étouffés sous le bâillon, les jurons et les coups. Je sus bientôt que ce n'était pas une nuit exceptionnelle, mais la routine de la maison. Les cris de souffrance faisaient partie des bruits familiers du "centre de tri", et aucun des paras n'y prêtait plus attention, mais je crois pas qu'il se soit trouvé un seul prisonnier qui n'ait comme moi pleuré de haine et d'humiliation en entendant pour la première fois les cris des suppliciés

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Jacquet, toujours souriant, agita d’abord devant mes yeux les pinces qui terminaient les électrodes. Des petites pinces d’acier brillant, allongées et dentelées. Des pinces "crocodiles", disent les ouvriers des lignes téléphoniques qui les utilisent. Il m’en fixa une au lobe de l’oreille droite, l’autre au doigt du même côté. D’un seul coup, je bondis dans mes liens et hurlai de toute ma voix. Charbonnier venait de m’envoyer dans le corps la première décharge électrique. Près de mon oreille avait jailli une longue étincelle et je sentis dans ma poitrine mon cœur s’emballer.

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