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RADIGUET, Raymond



Le Diable au corps

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Nous entendîmes le canon. On se battait près de Meaux. On racontait que des uhlans avaient été capturés près de Lagny, à quinze kilomètres de chez nous. Tandis que ma tante parlait d'une amie, enfuie dès les premiers jours, après avoir enterré dans son jardin des pendules, des boîtes de sardines, je demandai à mon père le moyen d'emporter nos vieux livres ; c'est ce qu'il me coûtait le plus de perdre.

Enfin, au moment où nous nous apprêtions à la fuite, les journaux nous apprirent que c'était inutile.

Mes sœurs, maintenant, allaient à J... porter des paniers de poires aux blessés. Elles avaient découvert un dédommagement, médiocre il est vrai, à tous leurs beaux projets écroulés. Quand elles arrivaient à J..., les paniers étaient presque vides !

Je devais entrer au lycée Henri-IV ; mais mon père préféra me garder encore un an à la campagne. Ma seule distraction de ce morne hiver fut de courir chez notre marchande de journaux, pour être sûr d'avoir un exemplaire du Mot, journal qui me plaisait et paraissait le samedi. Ce jour-là, je n'étais jamais levé tard.

Mais le printemps arriva, qu'égayèrent mes premières incartades. Sous prétexte de quêtes, ce printemps, plusieurs fois, je me promenai, endimanché, une jeune personne à ma droite. Je tenais le tronc ; elle, la corbeille d'insignes. Dès la seconde quête, des confrères m'apprirent à profiter de ces journées libres où l'on me jetait dans les bras d'une petite fille. Dès lors, nous nous empressions de recueillir, le matin, le plus d'argent possible, remettions à midi notre récolte à la dame patronnesse et allions toute la journée polissonner sur les coteaux de Chennevières. Pour la première fois, j'eus un ami. J'aimais à quêter avec sa sœur. Pour la première fois, je m'entendais avec un garçon aussi précoce que moi, admirant même sa beauté, son effronterie. Notre mépris commun pour ceux de notre âge nous rapprochait encore. Nous seuls, nous jugions capables de comprendre les choses ; et, enfin, nous seuls, nous nous trouvions dignes des femmes. Nous nous croyions des hommes. Par chance, nous n'allions pas être séparés. René allait au lycée Henri-IV, et je serais dans sa classe, en troisième. Il ne devait pas apprendre le grec ; il me fit cet extrême sacrifice de convaincre ses parents de le lui laisser apprendre. Ainsi nous serions toujours ensemble. Comme il n'avait pas fait sa première année, c'était s'obliger à des répétitions particulières. Les parents de René n'y comprirent rien, qui, l'année précédente, devant ses supplications, avaient consenti à ce qu'il n'étudiât pas le grec. Ils y virent l'effet de ma bonne influence, et, s'ils supportaient ses autres camarades, j'étais, du moins, le seul ami qu'ils approuvassent.

Pour la première fois, nul jour des vacances de cette année ne me fut pesant. Je connus donc que personne n'échappe à son âge, et que mon dangereux mépris s'était fondu comme glace dès que quelqu'un avait bien voulu prendre garde à moi, de la façon qui me convenait. Nos communes avances raccourcirent de moitié la route que l'orgueil de chacun de nous avait à faire.

Le jour de la rentrée des classes, René me fut un guide précieux.

Avec lui tout me devenait plaisir, et moi qui, seul, ne pouvait avancer d'un pas, j'aimais faire à pied, deux fois par jour, le trajet qui sépare Henri-IV de la gare de la Bastille, où nous prenions notre train.

Trois ans passèrent ainsi, sans autre amitié et sans autre espoir que les polissonneries du jeudi -- avec les petites filles que les parents de mon ami nous fournissaient innocemment, invitant ensemble à goûter les amis de leur fils et les amies de leur fille -- , menues faveurs que nous dérobions, et qu'elles nous dérobaient, sous prétexte de jeux à gages.

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