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FRANCE, Anatole



Le jardin d’Epicure

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Peut-on, me dis-je, en lisant ce livre, nous charmer ainsi, non point avec des formes et des couleurs, comme fait la nature en ses bons moments, qui sont rares, mais avec de petits signes empruntés au langage ! Ces signes éveillent en nous des images divines. C’est là le miracle ! Un beau vers est comme un archet promené sur nos fibres sonores. Ce ne sont pas ses pensées, ce sont les nôtres que le poète fait chanter en nous. Quand il nous parle d’une femme qu’il aime, ce sont nos amours et nos douleurs qu’il éveille délicieusement en notre âme. Il est un évocateur. Quand nous le comprenons, nous sommes aussi poètes que lui. Nous avons en nous, tous tant que nous sommes, un exemplaire de chacun de nos poètes que personne ne connaît, et qui périra à jamais avec toutes ses variantes lorsque nous ne sentirons plus rien. Et croyez-vous que nous aimerions tant nos lyriques s’ils nous parlaient d’autre chose que de nous ? Quel heureux malentendu ! Les meilleurs d’entre eux sont des égoïstes. Ils ne pensent qu’à eux. Ils n’ont mis qu’eux dans leurs vers et nous n’y trouvons que nous. Les poètes nous aident à aimer : ils ne servent qu’à cela. Et c’est un assez bel emploi de leur vanité délicieuse. Aussi en est-il de leurs strophes comme des femmes ; rien n’est plus vain que de les louer : la mieux aimée sera toujours la plus belle. Quant à faire confesser au public que celle qu’on a choisie est incomparable, cela est plutôt d’un chevalier errant que d’un homme sage.

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La révolte des anges

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Lucifer, dès qu’il vit son armée au point de ne plus s’accroître ni s’aguerrir davantage, la dirigea précipitamment sur l’ennemi et, promettant à ses anges la richesse et la gloire marcha à leur tête sur le Mont qui porte à son faîte le trône de l’Univers. Trois jours nous brûlâmes de notre vol les plaines éthérées. Au dessus de nos têtes flotaient les noirs étendards de la révolte. Déjà le Mont du Seigneur apparaissait rose dans le ciel oriental, et notre chef en mesurait des yeux les remparts étincelants. Sous les murs de saphir s’étendaient les lignes ennemies qui, tandis que nous marchions couverts de bronze et de fer, resplendissaient d’or et de pierreries.

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On était alors dans une de ces périodes climatériques de la troisième République, pendant lesquelles le peuple français, épris d’autorité, adorant la force, se croit perdu parce qu’il n’est pas assez gouverné et appelle à grands cris un sauveur. Le Président du Conseil, ministre de la Justice, ne demandait pas mieux que d’être le sauveur espéré. Encore fallait-il, pour le devenir, qu’il y eut un péril à conjurer. Aussi la nouvelle d’un complot lui fut elle agréable.

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Qui sait si leur race épuisée n’aura pas alors accompli ses destins et si d’autres êtres ne s’élèveront pas sur es cendres et les ruines de ce qui fut l’homme et son génie ? Qui sait si des êtres ailés ne se seront point emparés de l’empire terrestre ? Alors la tâche des bons démons ne sera pas finie : ils instruiront dans les arts et dans la volupté la race des oiseaux.

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Les dieux ont soif

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Car la vie d'un homme serait intolérable, s'il savait ce qui lui doit arriver. Il découvrirait des maux futurs, dont il souffrirait par avance, et il ne jouirait plus des biens présents, dont il verrait la fin. L'ignorance est la condition nécessaire du bonheur des hommes, et il faut reconnaître que, le plus souvent, ils la remplissent bien. Nous ignorons de nous presque tout ; d'autrui, tout. L'ignorance fait notre tranquillité ; le mensonge, notre félicité.

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La nature nous enseigne à nous entre-dévorer et elle nous donne l'exemple de tous les crimes et de tous les vices que l'état social corrige ou dissimule. On doit aimer la vertu ; mais il est bon de savoir que c'est un simple expédient imaginé par les hommes pour vivre commodément ensemble. Ce que nous appelons la morale est une entreprise désespérée de nos semblables contre l'ordre universel, qui est la lutte, le carnage et l'aveugle jeu de forces contraires. Elle se détruit elle-même et plus j'y pense, plus je me persuade que l'univers est enragé.

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Je ne suis pas une aristocrate. J’ai connu les grands dans toute leur puissance et je puis dire qu’ils abusaient de leurs privilèges. J’ai vu ton père bâtonné par les laquais du duc de Canaleilles parce qu’il ne se rangeait pas assez vite sur le passage de leur maître. Je n’aimais point l’Autrichienne : elle était trop fière et faisait trop de dépenses. Quant au roi, je l’ai cru bon, et il a fallu son procès et sa condamnation pour me faire changer d’idée. Enfin je ne regrette pas l’ancien régime, bien que j’y aie passé quelques moments agréables. Mais ne me dis pas que la Révolution établira l’égalité, parce que les hommes ne seront jamais égaux ; ce n’est pas possible, et l’on a beau mettre le pays sens dessus dessous : il y aura toujours des grands et des petits, des gras et des maigres.

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