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TAINE, Hippolyte



Les origines de la France contemporaine


II

LA RÉVOLUTION

L’ANARCHIE

LES COMMENCEMENTS DE L’ANARCHIE

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Dans la nuit du 14 au 15 juillet 1789, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt fit réveiller Louis XVI pour lui annoncer la prise de la Bastille. « C’est donc une révolte, dit le roi. – Sire, répondit le duc, c’est une révolution. » L’événement était bien plus grave encore. Non seulement le pouvoir avait glissé des mains du roi, mais il n’était point tombé dans celles de l’Assemblée ; il était par terre, aux mains du peuple lâché, de la foule violente et surexcitée, des attroupements qui le ramassaient comme une arme abandonnée dans la rue. En fait, il n’y avait plus de gouvernement ; l’édifice artificiel de la société humaine s’effondrait tout entier ; on rentrait dans l’état de nature. Ce n’était pas une révolution, mais une dissolution.

Deux causes excitent et entretiennent l’émeute universelle. La première est la disette, qui, permanente, prolongée pendant dix ans, et aggravée par les violences mêmes qu’elle provoque, va exagérer jusqu’à la folie toutes les passions populaires et changer en faux pas convulsifs toute la marche de la Révolution.

Quand un fleuve coule à pleins bords, il suffit d’une petite crue pour qu’il déborde. Telle est la misère au dix-huitième siècle. L’homme du peuple, qui vit avec peine quand le pain est à bon marché, se sent mourir quand il est cher. Sous cette angoisse, l’instinct animal se révolte, et l’obéissance générale, qui fait la paix publique, dépend d’un degré ajouté ou ôté au sec ou à l’humide, au froid ou au chaud. En 1788, année très sèche, la récolte avait été mauvaise ; par surcroît, à la veille de la moisson, une grêle effroyable s’abattit autour de Paris, depuis la Normandie jusqu’à la Champagne, dévasta soixante lieues du pays le plus fertile et fit un dégât de 100 millions. L’hiver vint et fut le plus dur qu’on eût vu depuis 1709 ; à la fin de décembre, la Seine gela de Paris au Havre, et le thermomètre marquait 18° 3/4 au-dessous de zéro. Un tiers des oliviers mourut en Provence, et le reste avait tant souffert qu’on le jugeait hors d’état de porter des fruits pendant deux ans. Même désastre en Languedoc ; dans le Vivarais et dans les Cévennes, des forêts entières de châtaigniers avaient péri, avec tous les blés et fourrages de la montagne ; dans la plaine, le Rhône était resté deux mois hors de son lit. Dès le printemps de 1789, la famine était partout, et, de mois en mois, elle croissait comme une eau qui monte. – En vain, le gouvernement commandait aux fermiers, propriétaires et marchands de garnir les marchés, doublait la prime d’importation, s’ingéniait, obérait, dépensait 40 millions pour fournir du blé à la France. En vain, les particuliers, princes, grands seigneurs, évêques, chapitres, communautés, multipliaient leurs aumônes, l’archevêque de Paris s’endettant de 400 000 livres, tel riche distribuant 40 000 francs le lendemain de la grêle, tel couvent de Bernardins nourrissant douze cents pauvres pendant six semaines. Il y en avait trop ; ni les précautions publiques, ni la charité privée ne suffisaient aux besoins trop grands. – En Normandie, où le dernier traité de commerce a ruiné les manufactures de toiles et de passementeries, quarante mille ouvriers sont sans ouvrage ; dans nombre de paroisses, le quart des habitants mendie. Ici, « presque tous les habitants, sans en excepter les fermiers et les propriétaires, mangent du pain d’orge et boivent de l’eau » ; là, « bien des malheureux mangent du pain d’avoine, et d’autres du son mouillé, ce qui a causé la mort de plusieurs enfants ». – « Avant tout, écrit le parlement de Rouen, qu’on subvienne à un peuple qui se meurt.... Sire, la majeure partie de vos sujets ne peut atteindre au prix du pain, et quel pain on donne à ceux qui en achètent!

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