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NELLIGAN, Emile


Le vaisseau d'or


Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l'or massif:

Ses mâts touchaient l'azur, sur des mers inconnues;

La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues

S'étalait à sa proue, au soleil excessif.


Mais il vint une nuit frapper le grand écueil

Dans l'Océan trompeur où chantait la Sirène,

Et le naufrage horrible inclina sa carène

Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.


Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes

Révélaient des trésors que les marins profanes,

Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.


Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?

Qu'est devenu mon coeur, navire déserté?

Hélas! Il a sombré dans l'abîme du Rêve!


Vision


Or, j'ai la vision d'ombres sanguinolentes

Et de chevaux fougueux piaffants,

Et c'est comme des cris de gueux, hoquets d'enfants,

Râles d'expirations lentes.


D'où me viennent, dis-moi, tous ces ouragans rauques,

Rages de fifre ou de tambour ?

On dirait des dragons en galopade au bourg

Avec des casques flambant glauques.


Nuit d’été


Le violon, d’un chant très profond de tristesse,

Remplit la douce nuit, se mêle aux sons des cors,

Les sylphes vont pleurant comme une âme en détresse,

Et les coeurs des arbres ont des plaintes de morts.


Le souffle du Veillant anime chaque feuille ;

Aux amers souvenirs les bois ouvrent leur sein ;

Les oiseaux sont rêveurs ; et sous l’oeil opalin

De la lune d’été ma Douleur se recueille…


Lentement, au concert que font sous la ramure

Les lutins endiablés comme ce Faust ancien,

Le luth dans tout mon coeur éveille en parnassien


La grande majesté de la nuit qui murmure

Dans les cieux alanguis un ramage lointain,

Prolongé jusqu’à l’aube, et mourant au Matin


Soir d’hiver

Ah ! comme la neige a neigé !
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah ! comme la neige a neigé !
Qu’est-ce que le spasme de vivre
À la douleur que j’ai, que j’ai.

Tous les étangs gisent gelés,
Mon âme est noire ! où-vis-je ? où vais-je ?
Tous ses espoirs gisent gelés :
Je suis la nouvelle Norvège
D’où les blonds ciels s’en sont allés.

Pleurez, oiseaux de février,
Au sinistre frisson des choses,
Pleurez, oiseaux de février,
Pleurez mes pleurs, pleurez mes roses,
Aux branches du genévrier.

Ah ! comme la neige a neigé !
Ma vitre est un jardin de givre.
Ah ! comme la neige a neigé !
Qu’est-ce que le spasme de vivre
À tout l’ennui que j’ai, que j’ai !…


Tristesse blanche

Et nos coeurs sont profonds et vides comme un gouffre,

Ma chère, allons-nous-en, tu souffres et je souffre.

Fuyons vers le castel de nos Idéals blanc,

Oui, fuyons la Matière aux yeux ensorcelants.

Aux plages de Thule, vers l'île des Mensonges,

Sur la nef des vingt ans fuyons somme des songes.

Il est un pays d'or plein de lieds et d'oiseaux

Nous dormirons tous deux aux frais lits des roseaux.

Nous nous reposerons des intimes désastres,

Dans des rythmes de flûte, à la vase des astres.

Fuyons vers le château de nos Idéals blancs,

Oh ! fuyons la Matière aux yeux ensorcelants.

Veux-tu mourir, dis*-moi ? Tu souffres et je souffre,

Et nos coeurs sont profonds et vides comme en gouffre.



Prélude triste


Je vous ouvrais mon coeur comme une basilique ;

Vos mains y balançaient jadis leurs encensoirs

Aux jours où je vêtais des chasubles d'espoirs

Jouant près de ma mère en ma chambre angélique.


Maintenant oh ! combien je suis mélancolique

Et comme les ennuis m'ont fait des joujoux noirs !

Je m'en vais sans personne et j'erre dans les soirs

Et les jours, on m'a dit : Va. Je vais sans réplique.


J'ai la douceur, j'ai la tristesse et je suis seul

Et le monde est pour moi comme quelque linceul

Immense d'où soudain par des causes étranges


J'aurai surgi mal mort dans vertige fou

Pour murmurer tout bas des musiques aux Anges

Pour après m'en aller puis mourir dans mon trou.