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SAMAIN, Albert


La Tour


Mes douze palais d’or ne pouvant plus suffire,

Mon cœur royal étant désenchanté du jour,

Un soir, j’ai fait monter mon trône de porphyre,

Pour jamais, au plus haut de ma plus haute tour.


Et là, dominant l’homme et les cités sonores,

J’ai vécu seul parmi l’azur silencieux

À voir, indifférent, les couchants, les aurores

Mirer leurs ciels dans l’eau déserte de mes yeux.

Pâle je vis, le goût de la mort à la bouche.

La Terre est sous mes pieds comme un chien qui se couche

Mes mains flottent parmi les étoiles, la nuit.


Rien n’a distrait mes yeux immobiles sans trêve ;

Rien n’a rempli mon cœur toujours vide, qui rêve

Sur l’incommensurable mer de mon ennui ;


Et le Néant m’a fait une âme comme lui.


Mon Âme est une infante

Mon Âme est une infante en robe de parade,

Dont l'exil se reflète, éternel et royal,

Aux grands miroirs déserts d'un vieil Escurial,

Ainsi qu'une galère oubliée en la rade.

Aux pieds de son fauteuil, allongés noblement,

Deux lévriers d'Écosse aux yeux mélancoliques

Chassent, quand il lui plaît, les bêtes symboliques

Dans la forêt du Rêve et de l'Enchantement.

Son page favori, qui s'appelle Naguère,

Lui lit d'ensorcelants poèmes à mi-voix,

Cependant qu'immobile, une tulipe aux doigts,

Elle écoute mourir en elle leur mystère...

Le parc alentour d'elle étend ses frondaisons,

Ses marbres, ses bassins, ses rampes à balustres ;

Et, grave, elle s'enivre à ces songes illustres

Que recèlent pour nous les nobles horizons.

Elle est là résignée, et douce, et sans surprise,

Sachant trop pour lutter comme tout est fatal,

Et se sentant, malgré quelque dédain natal,

Sensible à la pitié comme l'onde à la brise.

Elle est là résignée, et douce en ses sanglots,

Plus sombre seulement quand elle évoque en songe

Quelque Armada sombrée à l'éternel mensonge,

Et tant de beaux espoirs endormis sous les flots.

Des soirs trop lourds de pourpre où sa fierté soupire,

Les portraits de Van Dyck aux beaux doigts longs et purs,

Pâles en velours noir sur l'or vieilli des murs,

En leurs grands airs défunts la font rêver d'empire.

Les vieux mirages d'or ont dissipé son deuil,

Et, dans les visions où son ennui s'échappe,

Soudain — gloire ou soleil — un rayon qui la frappe

Allume en elle tous les rubis de l'orgueil.

Mais d'un sourire triste elle apaise ces fièvres ;

Et, redoutant la foule aux tumultes de fer,

Elle écoute la vie — au loin — comme la mer...

Et le secret se lait plus profond sur ses lèvres.

Rien n'émeut d'un frisson l'eau pâle de ses yeux,

Où s'est assis l'Esprit voilé des Villes mortes ;

Et par les salles, où sans bruit tournent les portes,

Elle va, s'enchantant de mots mystérieux.

L'eau vaine des jets d'eau là-bas tombe en cascade,

Et, pâle à la croisée, une tulipe aux doigts,

Elle est là, reflétée aux miroirs d'autrefois,

Ainsi qu'une galère oubliée en la rade.

Mon Âme est une infante en robe de parade.


Vision


Musique - encens - parfums..., poisons..., littérature !...

Les fleurs vibrent dans les jardins effervescents ;

Et l'Androgyne aux grands yeux verts phosphorescents

Fleurit au charnier d'or d'un monde en pourriture.


Aux apostats du Sexe, elle apporte en pâture,

Sous sa robe d'or vert aux joyaux bruissants,

Sa chair de vierge acide et ses spasmes grinçants

Et sa volupté maigre aiguisée en torture.


L'archet mord jusqu'au sang l'âme des violons,

L'art qui râle agité d'hystériques frissons

En la sentant venir a redressé l'échine...


Le stigmate ardent brûle aux fronts hallucinés.

Gloire aux sens ! Hosanna sur les nerfs forcenés.

L'Antéchrist de la chair visite les damnés...


Voici, voici venir les temps de l'Androgyne.