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MICHELET, Jules

Histoire de France

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HENRI IV

tome dixième, Chapitre XXV, 1857

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Il y avait à Angoulême, place du duc d’Épernon, un homme fort exemplaire, qui nourrissait sa mère de son travail et vivait avec elle en grande dévotion. On le nommait Ravaillac. Malheureusement pour lui, il avait une mine sinistre qui mettait en défiance, semblait dire sa race maudite, celle des Chica-nous de Rabelais, ou celle des Chats fourrés, hypocrites et assassins. Le père était une espèce de procureur, ou, comme on disait, solliciteur de procès. Le fils avait été valet d’un conseiller au Parlement, et ensuite homme d’affaires. Mais quand les procès manquaient, il avait des écoliers qui le payaient en denrées. Bref, il vivait honnêtement. […] Il faisait de mauvais vers, plats, ridicules, prétentieux. Du poète au fou, la distance est minime. Il eut bientôt des visions. Une fois qu’il allumait le feu, la tête penchée, il vit un sarment de vigne qu’il tenait s’allonger et changer de forme. Le sarment jouait un grand rôle en affaire de sorcellerie ; un plus modeste aurait craint une illusion du Diable. Mais celui-ci, orgueilleux, y vit un miracle de Dieu. […] C’était un grand homme et fort, charpenté vigoureusement, de gros bras et de main pesante, fort bilieux, roux de cheveux comme de barbe, mais d’un roux foncé et noirâtre qu’on ne voit qu’aux chèvres.

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Cette d’Escoman, jusque-là digne confidente d’Henriette, femme galante et de vie légère, était pourtant un bon cœur, charitable, humain. Dès ce jour, elle travailla à sauver le roi ; pendant une année entière, elle y fit d’étonnants efforts, vraiment héroïques, jusqu’à se perdre elle-même. Le roi pensait à tout autre chose. Sa grande affaire était la fuite de Condé.

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[La reine] se crut avilie, voyant son cavalier servant [Concini] , son brillant vainqueur des joutes, qui avait éclipsé les princes, battu par les clercs, moqué par le roi. Elle avait le cœur très haut, magnanime, dit Bassompierre ; ce qui veut dire qu’elle était altière et vindicative. Pour la vendetta italienne, ce n’eût pas été trop qu’une Saint-Barthélemy générale des clercs, des juges, etc. Mais plus coupable était le roi. La reine se boucha les oreilles aux avis que la d’Escoman s’efforçait de faire arriver. Celle-ci avait été au Louvre, lui avait fait dire, par une de ses femmes,


qu’elle avait à lui donner un avis essentiel au salut du roi ; et, pour assurer d’avance qu’il ne s’agissait pas de choses en l’air, elle offrait, pour le lendemain, de faire saisir certaines lettres envoyées en Espagne. La reine dit qu’elle l’écouterait, et la fit languir trois jours, puis partit pour la campagne...

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Ce qu’on sait, c’est que l’obstinée révélatrice fut arrêtée le lendemain. Incroyable coup d’audace ! Ceux qui donnèrent l’ordre étaient donc bien appuyés de la reine, ou bien sûrs que le roi mourrait avant que l’affaire vint à ses oreilles?

La d’Escoman était si aveugle que, du fond de sa prison, d’où elle ne devait plus sortir que pour être mise en terre, elle s’adressa encore à la reine. Elle trouva moyen d’avertir un domestique intime, qui alors n’était qu’une espèce de valet de garde-robe, mais approchait de bien près l’apothicaire de la reine. Sans nul doute, l’avis pénétra, mais trouva fermée la porte du cœur. Ravaillac a dit, dans ses interrogatoires, qu’il se serait fait scrupule de frapper le roi avant que la reine fût sacrée et qu’une régence préparée eût garanti la paix publique. C’était la pensée générale de tous ceux qui machinaient, désiraient la mort du roi. Le premier était Concini. Il mit toute son industrie à hâter ce jour. ...

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Un jour que le roi passait près des Innocents, un homme en habit vert, de sinistre et lugubre mine, lui cria lamentablement : « Au nom de Notre-Seigneur et de la très-sainte Vierge, sire, que je parle à vous ! » On le repoussa.

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Cet homme était Ravaillac. Il s’était dit qu’il était mal de tuer le roi sans l’avertir, et il voulait lui confier son idée fixe, qui était de lui donner un coup de couteau.

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La nuit du 13, ne pouvant trouver de repos, cet homme si indifférent se souvint de la prière, et il essaya de prier. Le matin du vendredi 14, son fils Vendôme lui dit que, d’après un certain Labrosse, ce jour lui serait fatal, qu’il prît garde à lui. Le roi affecta d’en rire. Vendôme en parla à la reine, qui, plus ébranlée qu’on n’eût cru, par une contradiction naturelle, supplia le roi de ne pas sortir. Il dîna, se promena, se jeta sur son lit, demanda l’heure. Un garde dit : « Quatre heures », et familièrement, comme tous étaient avec le roi, lui dit qu’il devrait prendre l’air, que cela le réjouirait. « Tu as raison... Qu’on apprête mon carrosse. »