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TOURNIER, Michel



Le roi des aulnes

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J'étais chétif et laid avec mes cheveux plats et noirs qui encadraient un visage bistre où il y avait de l'arabe et du gitan, mon corps gauche et osseux, mes mouvements fuyants et sans grâce. Mais surtout je devais avoir quelque trait fatal qui me désignait aux attaques même des plus lâches, aux coups même des plus faibles. J'étais la preuve inespérée qu'eux aussi pouvaient dominer et humilier. A peine la cloche de la récréation sonnait, j'étais par terre, et il était rare que je pusse me relever avant le retour dans les classes.

Pelsenaire était nouveau venu au collège, mais sa force physique et la simplicité de sa personnalité lui avaient valu d'emblée une place de choix dans la hiérarchie de la classe. Une bonne part de son prestige tenait à un ceinturon de cuir d'une largeur inouïe – j'ai appris plus tard qu'il avait été taillé dans une sous-ventrière de cheval – qu'il portait sur son tablier noir et dont la boucle d'acier ne comptait pas moins de trois ardillons. Il avait une tête carrée, surmontée d'un épi de cheveux blonds, un visage régulier et inexpressif, des yeux clairs au regard bien droit, et lorsqu'il s'avançait entre les groupes, les pouces passés dans son ceinturon, il faisait sonner d'admirables godillots cloutés qui pouvaient dans les grandes occasions arracher des gerbes d'étincelles aux pavés de granit de la cour. C'était un être pur et sans malice, mais aussi sans défense contre le mal, et, comme ces primitifs du Pacifique qui succombent dès leur premier contact avec les germes que transportent impunément les blancs, il contracta d'un coup la méchanceté, la cruauté et la haine le jour où je lui découvris la complexité de mon cœur.

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Gaspard, Melchior et Balthazar

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On a beaucoup déparlé sur les premières années de Gilles, commettant l’erreur commune de projeter l’avenir dans le passé. Sachant comment il a fini, on a voulu qu’il ait été un enfant vicieux, un adolescent pervers, un jeune homme cruel. On s’est complu à imaginer tous les signes précurseurs annonçant les crimes de la maturité. En l’absence de tout document, il est permis de prendre le contre-pied de cette tradition du « monstre-naissant ». Nous admettrons donc que Gilles de Rais, avant cette rencontre fatidique de Chinon, avait été un brave garçon de son temps, ni pire ni meilleur qu’un autre, d’une intelligence médiocre, mais profondément croyant – à une époque où il était courant d’avoir un commerce quotidien avec Dieu, Jésus, la Vierge et les saints – et voué en somme au destin d’un hobereau d’une province particulièrement fruste

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Ce fut le cas sans doute de Biltine et de Galeka, éperdus de dépaysement, et, de surcroît, rejetés en raison de leur couleur par tous les autres esclaves. Comme j’interrogeai au sujet de Biltine la maîtresse du harem, je vis cette Nigérienne, habituée pourtant à brasser les races et les ethnies, se cabrer dans un haut-le-corps dégoûté. Avec la liberté d’une matrone qui m’a connu enfant et qui a guidé mes premiers exploits amoureux, elle accabla la nouvelle venue de sarcasmes derrière lesquels s’exprimait à peine voilée cette question lourde de reproches : mais pourquoi, pourquoi es-tu allé pêcher cette créature ? Elle détailla sa peau décolorée à travers laquelle transparaissaient çà et là des veinules violettes, son grand nez mince et pointu, ses larges oreilles décollées, les duvets de ses avant-bras et de ses mollets, et autres griefs par lesquels les populations noires prétendent justifier le dégoût que leur inspirent les Blancs

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