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RIMBAUD, Arthur


Ma bohème


Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;

Mon paletot aussi devenait idéal ;

J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;

Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !


Mon unique culotte avait un large trou.

– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course

Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.

– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou


Et je les écoutais, assis au bord des routes,

Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes

De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;


Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,

Comme des lyres, je tirais les élastiques

De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur



Adieu ( Extrait d'Une saison en enfer )


L'automne, déjà ! - Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui meurent sur les saisons.

L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d'âmes et de corps morts et qui seront jugés ! Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation ! J'exècre la misère.

Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du comfort !

.....


Marine


Les chars d’argent et de cuivre –

Les proues d’acier et d’argent –

Battent l’écume, –

Soulèvent les souches des ronces.

Les courants de la lande,

Et les ornières immenses du reflux,

Filent circulairement vers l’est,

Vers les piliers de la forêt, –

Vers les fûts de la jetée,

Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière.



Poison perdu


Des nuits du blond et de la brune

Pas un souvenir n’est resté ;

Pas une dentelle d’été,

Pas une cravate commune.


Et sur le balcon, où le thé

Se prend aux heures de la lune.

Il n’est resté de trace aucune,

Aucun souvenir n’est resté,


Au bord d’un rideau bleu piquée,

Luit une épingle à tête d’or

Comme un gros insecte qui dort.


Pointe d’un fin poison trempée,

Je te prends, sois-moi préparée

Aux heures des désirs de mort.


Au Cabaret Vert, cinq heures du soir


Depuis huit jours, j’avais déchiré mes bottines

Aux cailloux des chemins. J’entrais à Charleroi.

– Au Cabaret-Vert : je demandai des tartines

De beurre et du jambon qui fût à moitié froid.


Bienheureux, j’allongeai les jambes sous la table

Verte : je contemplai les sujets très naïfs

De la tapisserie. – Et ce fut adorable,

Quand la fille aux tétons énormes, aux yeux vifs,


– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! –

Rieuse, m’apporta des tartines de beurre,

Du jambon tiède, dans un plat colorié,


Du jambon rose et blanc parfumé d’une gousse

D’ail, – et m’emplit la chope immense, avec sa mousse

Que dorait un rayon de soleil arriéré.


Phrases II (Les Illuminations)

J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ;

des guirlandes de fenêtre à fenêtre ;

des chaînes d’or d’étoile à étoile,

et je danse.


Les Chercheuses de poux

Quand le front de l'enfant, plein de rouges tourmentes,

Implore l'essaim blanc des rêves indistincts,

Il vient près de son lit deux grandes sœurs charmantes

Avec de frêles doigts aux ongles argentins.


Elles assoient l'enfant devant une croisée

Grande ouverte où l'air bleu baigne un fouillis de fleurs,

Et dans ses lourds cheveux où tombe la rosée

Promènent leurs doigts fins, terribles et charmeurs.


Il écoute chanter leurs haleines craintives

Qui fleurent de longs miels végétaux et rosés,

Et qu'interrompt parfois un sifflement, salives

Reprises sur la lèvre ou désirs de baisers.


Il entend leurs cils noirs battant sous les silences

Parfumés ; et leurs doigts électriques et doux

Font crépiter parmi ses grises indolences

Sous leurs ongles royaux la mort des petits poux.


Voilà que monte en lui le vin de la Paresse,

Soupir d'harmonica qui pourrait délirer ;

L'enfant se sent, selon la lenteur des caresses,

Sourdre et mourir sans cesse un désir de pleurer.


Sensation

Par les soirs bleus d'été j'irai dans les sentiers,
picoté par les blés, fouler l'herbe menue
rêveur j'en sentirai la fraicheur à mes pieds,
je laisserai le vent baigner ma tête nue

je ne parlerai pas, je ne penserai rien
mais l'amour infini me montera dans l'âme
Et j'irai loin bien loin, comme un bohémien
Par la nature, heureux comme avec une femme


Voyelles

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d'ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux ! -


Le dormeur du val

C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.




Le Bateau ivre


Comme je descendais des Fleuves impassibles,

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :

Des Peaux-rouges criards les avaient pris pour cibles,

Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.


J'étais insoucieux de tous les équipages,

Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.

Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,

Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.


Dans les clapotements furieux des marées,

Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,

Je courus ! Et les Péninsules démarrées

N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.


La tempête a béni mes éveils maritimes.

Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots

Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,

Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !


Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures,

L'eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin.


Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême

Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;


Où, teignant tout à coup les bleuités, délires

Et rythmes lents sous les rutilements du jour,

Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,

Fermentent les rousseurs amères de l'amour !


Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes

Et les ressacs et les courants : je sais le soir,

L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,

Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !


J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,

Illuminant de longs figements violets,

Pareils à des acteurs de drames très antiques

Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !


J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,

Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,

La circulation des sèves inouïes,

Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !


J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries

Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,

Sans songer que les pieds lumineux des Maries

Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !


J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides

Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux

D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides

Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !


J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses

Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !

Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces,

Et des lointains vers les gouffres cataractant !


Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !

Échouages hideux au fond des golfes bruns

Où les serpents géants dévorés des punaises

Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !


J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades

Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.

− Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades

Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.


Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,

La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux

Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes

Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux...


Presque île, ballottant sur mes bords les querelles

Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds.

Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles

Des noyés descendaient dormir, à reculons !


Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,

Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau,

Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses

N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;


Libre, fumant, monté de brumes violettes,

Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur

Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,

Des lichens de soleil et des morves d'azur ;


Qui courais, taché de lunules électriques,

Planche folle, escorté des hippocampes noirs,

Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques

Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;


Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues

Le rut des Béhémots et les Maelstroms épais,

Fileur éternel des immobilités bleues,

Je regrette l'Europe aux anciens parapets !


J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles

Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :

− Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,

Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?


Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.

Toute lune est atroce et tout soleil amer :

L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes.

O que ma quille éclate ! O que j'aille à la mer !


Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache

Noire et froide où vers le crépuscule embaumé

Un enfant accroupi plein de tristesse, lâche

Un bateau frêle comme un papillon de mai.


Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,

Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,

Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,

Ni nager sous les yeux horribles des pontons.



Dronken schip


Terwijl ik zeewaarts dreef op rimpelloze Stromen,

Waren mijn slepers plots verdwenen in het woud:

Roodhuiden hadden hen schril onder schot genomen

En naakt gespijkerd aan het bonte totemhout.


Luttel bekreunde ik mij om manschappen en sloepen,

Met Engelse katoen en Vlaanders graan aan boord.

Eenmaal mijn slepers weg en stil het luide roepen,

Droegen de Stromen mij waarheen ik wilde voort.


De branding lokte mij en op 't onstuimig klotsen

Liet ik, van't winter nog in windselen gehuld,

Mij gierend gaan! en nooit nog daverden de rotsen

Onder zulk triomfant, oerwereldlijk tumult.


De stormen zegenden mijn zeedoop, en de baren,

Die schuimerbende, die zelden een prooi ontziet,

Tilden mij, nachtenlang, dansende door gevaren,

En 't domme knipogen der bakens miste ik niet.


Als sap van appels, rins een kindermond verfrissend,

Zo spoelde't groen geweld van't water door mijn ruim,

De vlekken blauwe wijn en braaksel van mij wissend,

En roer en ankertouw wegsling'rend over't schuim.


Daarna ben 'k in 't Gedicht der wateren verzonken,

Zilv'ren gesternten langs en melkwegen voorbij,

Door heem'len van smaragd, waar soms een sluimerdronken

Schipbreuk'ling neerzweeft, bleek en peinzend en in-blij;


Waar onder 't licht-dak soms een reed'loze beroering

Rossige wasems werpt en 't pure blauw beslaat -

Bedwelmender dan drank, dan lyrische vervoering -

Wanneer de bitt're drab der liefde gisten gaat!


Ik ken het bliksemvuur, scheurend door onweersluchten;

De stortzee, het orkaan; de avond en de nacht;

De dageraad, die rijst als dronken duivenvluchten;

En soms aanschouwde ik wat de mens te aanschouwen dacht!


'k Zag een besmeurde zon occulte huiv'ring jagen

Over een paarse zee, in avondgloed gestold,

Terwijl - gestalten uit voorwereldlijke sagen -

De branding verderop tragische plooien rolt.


'k Had een visioen van sneeuw, lichtend door groene nachten

En elke vlok een kus, die naar het zeevlak klimt -,

Van sappen voortgestuwd door ongehoorde krachten,

Van geel en blauw, dat in het zingend fosfor glimt!


'k Heb maandenlang gezwalkt op het hysterisch huilen

Der deining, die haar woede op alle klippen richt,

Niet wetend dat de drift der schuimbekkende muilen

Voor 't stralend voetenpaar van de Maria's zwicht!


'k Zag sprookjeseilanden, met bloemen, panterogen

En mensenlichamen, opdoemen uit de zee,

En, ver onder de kim, gespannen regenbogen

Als teugels op de nek van 't groengerugde vee.


De hinderlagen zag 'k van gistende moerassen,

Waar een Leviathan ligt te rotten in het riet!

Het wielen van een kolk midden windstille plassen,

En alle verten plots neerdonderen in 't Niet!


IJsbergen, zilver-zon, paarlmoer-zee, vlammen-hemelen!

Inhammen griezelig in baaien modderbruin,

Waar reuzenslangen, die van de termieten wemelen,

Neerzijgen, stinkend-zwart, uit een verwrongen kruin!


't Zou iets voor kind'ren zijn, die duizenden doraden,

Krioelend in het blauw, zoet-zingend, goud-gevind.

- Op bloembedden van schuim zeilde ik van meen'ge kade

En vleugels gaf mij vaak een godgezonden wind.


Soms, afgebeuld en beu van polen en halfronden,

Toonde de zee, wier klacht mij zachtjes drijvend hield,

Verscholen bloemenpracht met gulzig-gele monden,

En ik zat als een vrouw in aanbidding geknield ...


Een eiland schier, waar blondogige meeuwen kringen,

Wrijtend en schijtend, en klawett'rend aan en af.

Zo voer ik voort, en zie, daar zonken drenkelingen

Ruggelings door mijn wrak gebinte naar hun graf! ...


Maar ik, verloren schip in 't wortelhaar der kreken,

Gestrand in etherblauw dat van geen vogel wist, -

Geen kustvaarder of kog had ooit het zeil gestreken

En mijn zeedronken scheepsgeraamte opgevist;


Ik, die in paarse damp opsteeg als een bevrijde

En door de hemel boorde - een rood gloeiende muur,

Bewassen met een spijs, die dichters moet verleiden:

Zwammen van zomerzon en slijmen van azuur -;


Een plank op drift, bespat met het elektrisch glansen

Van maansikkels en door zeepaardjes begeleid,

Terwijl de Julibrand de ultramarijnen transen

Met knuppels nederslaat en kraters openrijt;


Ik, die gehuiverd heb als uit de verte 't zuchten

Van bronst'ge Behemots en Maalstromen weerklonk,

Die eeuwig zwerven wou onder strak-blauwe luchten, -

Europa lokt mij weer naar 't oud-vertrouwde honk!


'k Zag sterrenarchipels in dronken hemelbogen,

Waar zwervers welkom zijn. - Is het in zulk een nacht,

Dat gij verbannen slaapt, o onvermoed Vermogen,

En, een myriadenvlucht van gouden vogels, wacht?


Maar kom, genoeg getreurd. Geen Daag'raad die niet griefde.

Iedere maan is triest en elke zon doet pijn:

Een lome roes is al wat 'k won uit bitt're liefde.

O dat mijn scheepje berste en ik in zee verdwijn!


In heel Europa kan één water mij bekoren,

Dat is, bij avondgeur, een kille, donk're plas,

Waar een gehurkte knaap, in droef gepeins verloren,

Zijn broze bootje viert of het een vlinder was.


Ik kan niet meer, gebaad in uw genot, o baren,

Katoenslepers een vracht ontfuts'len, noch langszij

Het trots vertoon van vuurmonden en vlaggen varen,

Noch zwemmen onder' t loer-oog van een strafgalei!

Vertaling Joris DIELS




Ophélie

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
- On entend dans les bois lointains des hallalis.

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir.
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir.

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid, d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
- C'est que les vents tombant des grands monts de Norvège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté ;

C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits ;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits ;

C'est que la voix des mers folles, immense râle,
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux ;
C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
- Et l'Infini terrible effara ton œil bleu !

- Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ;
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.


Les corbeaux


Seigneur, quand froide est la prairie,

Quand dans les hameaux abattus,

Les longs angelus se sont tus…

Sur la nature défleurie

Faites s’abattre des grands cieux

Les chers corbeaux délicieux.

Armée étrange aux cris sévères,

Les vents froids attaquent vos nids !

Vous, le long des fleuves jaunis,

Sur les routes aux vieux calvaires,

Sur les fossés et sur les trous

Dispersez-vous, ralliez-vous !

Par milliers, sur les champs de France,

Où dorment des morts d’avant-hier,

Tournoyez, n’est-ce pas, l’hiver,

Pour que chaque passant repense !

Sois donc le crieur du devoir,

Ô notre funèbre oiseau noir !

Mais, saints du ciel, en haut du chêne,

Mât perdu dans le soir charmé,

Laissez les fauvettes de mai

Pour ceux qu’au fond du bois enchaîne,

Dans l’herbe d’où l’on ne peut fuir,


Première soirée

- Elle était fort déshabillée

Et de grands arbres indiscrets

Aux vitres jetaient leur feuillée

Malinement, tout près, tout près.

Assise sur ma grande chaise,

Mi-nue, elle joignait les mains.

Sur le plancher frissonnaient d'aise

Ses petits pieds si fins, si fins.

- Je regardai, couleur de cire,

Un petit rayon buissonnier

Papillonner dans son sourire

Et sur son sein, - mouche au rosier.

- Je baisai ses fines chevilles.

Elle eut un doux rire brutal

Qui s'égrenait en claires trilles,

Un joli rire de cristal.

Les petits pieds sous la chemise

Se sauvèrent : " Veux-tu finir ! "

- La première audace permise,

Le rire feignait de punir !

- Pauvrets palpitants sous ma lèvre,

Je baisai doucement ses yeux :

- Elle jeta sa tête mièvre

En arrière : " Oh ! c'est encor mieux !...

Monsieur, j'ai deux mots à te dire... "

- Je lui jetai le reste au sein

Dans un baiser, qui la fit rire

D'un bon rire qui voulait bien...

- Elle était fort déshabillée

Et de grands arbres indiscrets

Aux vitres jetaient leur feuillée

Malinement, tout près, tout près.


Chanson de la plus haute tour

Oisive jeunesse

A tout asservie,

Par délicatesse

J'ai perdu ma vie.

Ah ! Que le temps vienne

Où les coeurs s'éprennent.

Je me suis dit : laisse,

Et qu'on ne te voie :

Et sans la promesse

De plus hautes joies.

Que rien ne t'arrête,

Auguste retraite.

J'ai tant fait patience

Qu'à jamais j'oublie ;

Craintes et souffrances

Aux cieux sont parties.

Et la soif malsaine

Obscurcit mes veines.

Ainsi la prairie

A l'oubli livrée,

Grandie, et fleurie

D'encens et d'ivraies

Au bourdon farouche

De cent sales mouches.

Ah ! Mille veuvages

De la si pauvre âme

Qui n'a que l'image

De la Notre-Dame !

Est-ce que l'on prie

La Vierge Marie ?

Oisive jeunesse

A tout asservie,

Par délicatesse

J'ai perdu ma vie.

Ah ! Que le temps vienne

Où les coeurs s'éprennent !


Mémoire

I

L’eau claire ; comme le sel des larmes d’enfance,

l’assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;

la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes

sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;

l’ébat des anges ; — Non… le courant d’or en marche,

meut ses bras, noirs, et lourds, et frais surtout, d’herbe. Elle

sombre, avant le Ciel bleu pour ciel-de-lit, appelle

pour rideaux l’ombre de la colline et de l’arche.

II

Eh ! l’humide carreau tend ses bouillons limpides !

L’eau meuble d’or pâle et sans fond les couches prêtes.

Les robes vertes et déteintes des fillettes

font les saules, d’où sautent les oiseaux sans brides.

Plus pure qu’un louis, jaune et chaude paupière,

le souci d’eau — ta foi conjugale, ô l’Épouse ! —

au midi prompt, de son terne miroir, jalouse

au ciel gris de chaleur la Sphère rose et chère.

III

Madame se tient trop debout dans la prairie

prochaine où neigent les fils du travail ; l’ombrelle

aux doigts ; foulant l’ombelle ; trop fière pour elle

des enfants lisant dans la verdure fleurie

leur livre de maroquin rouge ! Hélas, Lui, comme

mille anges blancs qui se séparent sur la route,

s’éloigne par-delà la montagne ! Elle, toute

froide, et noire, court ! après le départ de l’homme !

IV

Regret des bras épais et jeunes d’herbe pure !

Or des lunes d’avril au cœur du saint lit ! Joie

des chantiers riverains à l’abandon, en proie

aux soirs d’août qui faisaient germer ces pourritures !

Qu’elle pleure à présent sous les remparts ! l’haleine

des peupliers d’en haut est pour la seule brise.

Puis, c’est la nappe, sans reflets, sans source, grise :

un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine.

V

Jouet de cet oeil d’eau morne, je n’y puis prendre,

ô canot immobile ! oh ! bras trop courts ! ni l’une

ni l’autre fleur : ni la jaune qui m’importune,

là ; ni la bleue, amie à l’eau couleur de cendre.

Ah ! la poudre des saules qu’une aile secoue !

Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !

Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée

au fond de cet œil d’eau sans bords, — à quelle boue ?



Les effarés

Noirs dans la neige et dans la brume,

Au grand soupirail qui s'allume,

Leurs culs en rond,

A genoux, cinq petits, - misère ! -

Regardent le Boulanger faire

Le lourd pain blond.

Ils voient le fort bras blanc qui tourne

La pâte grise et qui l'enfourne

Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire.

Le Boulanger au gras sourire

Grogne un vieil air.

Ils sont blottis, pas un ne bouge,

Au souffle du soupirail rouge

Chaud comme un sein.

Quand pour quelque médianoche,

Façonné comme une brioche

On sort le pain,

Quand, sous les poutres enfumées,

Chantent les croûtes parfumées

Et les grillons,

Que ce trou chaud souffle la vie,

Ils ont leur âme si ravie

Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,

Les pauvres Jésus pleins de givre,

Qu'ils sont là tous,


Collant leurs petits museaux roses

Au treillage, grognant des choses

Entre les trous,

Tout bêtes, faisant leurs prières

Et repliés vers ces lumières

Du ciel rouvert,

Si fort qu'ils crèvent leur culotte

Et que leur chemise tremblote

Au vent d'hiver.



Roman


I


On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans.

- Un beau soir, foin des bocks et de la limonade,

Des cafés tapageurs aux lustres éclatants !

- On va sous les tilleuls verts de la promenade.


Les tilleuls sentent bon dans les bons soirs de juin !

L'air est parfois si doux, qu'on ferme la paupière ;

Le vent chargé de bruits - la ville n'est pas loin -

A des parfums de vigne et des parfums de bière...


II


- Voilà qu'on aperçoit un tout petit chiffon

D'azur sombre, encadré d'une petite branche,

Piqué d'une mauvaise étoile, qui se fond

Avec de doux frissons, petite et toute blanche...


Nuit de juin ! Dix-sept ans ! - On se laisse griser.

La sève est du champagne et vous monte à la tête...

On divague ; on se sent aux lèvres un baiser

Qui palpite là, comme une petite bête...


III


Le coeur fou robinsonne à travers les romans,

- Lorsque, dans la clarté d'un pâle réverbère,

Passe une demoiselle aux petits airs charmants,

Sous l'ombre du faux col effrayant de son père...


Et, comme elle vous trouve immensément naïf,

Tout en faisant trotter ses petites bottines,

Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...

- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines...


IV


Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.

Vous êtes amoureux. - Vos sonnets La font rire.

Tous vos amis s'en vont, vous êtes mauvais goût.

- Puis l'adorée, un soir, a daigné vous écrire !...


- Ce soir-là..., - vous rentrez aux cafés éclatants,

Vous demandez des bocks ou de la limonade...

- On n'est pas sérieux, quand on a dix-sept ans

Et qu'on a des tilleuls verts sur la promenade.