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SERVAN-SCHREIBER, Jean-Jacques



Le défi américain

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Du temps où la puissance s'exprimait par le nombre d'hommes en armes, par le nombre des Légions, l'Europe fut au premier rang. Quand vint la puissance mécanique de l'industrie, de la transformation des matières premières, l'Europe garda la tête. En 1940 encore, rien n'aurait pu vaincre une coalition de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne et de la France, si elles avaient été unies. Même livrée, par la folie hitlérienne, à sa plus grande guerre civile, cette Europe saignée dans son corps et aliénée dans son esprit connut, après 1950, un redressement d'une telle vitalité qu'elle pouvait encore prétendre aux premiers rôles.

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Nos débats politiques, durant les années mêmes où commençait la conquête par l'industrie américaine de toutes les positions dominantes de la technologie, montrent assez que nos responsables ont perdu de vue et les réalités nouvelles et les conditions de l'espérance. Si bien que la Grande-Bretagne et la France se retrouvent au même point que les pays vaincus de la dernière guerre, comme l'Allemagne et l'Italie, face au vrai vainqueur qui a su exploiter son succès et entame maintenant la grande conquête.

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Ni les légions, ni les matières premières, ni les capitaux ne sont plus les marques, ni les instruments, de la puissance. Et les usines elles-mêmes n'en sont qu'un signe extérieur. La force moderne c'est la capacité d'inventer, c'est-à-dire la recherche, et la capacité d'insérer les inventions dans des produits, c'est-à-dire la technologie. Les gisements où il faut puiser ne sont plus ni dans la terre, ni dans le nombre, ni dans les machines — ils r é sident dans l'esprit. Plus pr é cis é ment dans l'aptitude des hommes à r é fl é chir et à cr é er.

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La formation, le développement, l'exploitation de l'intelligence telle est la ressource unique. Il n'en existe pas d'autre. Le défi américain n'est pas brutal comme ceux que l'Europe a connus dans son histoire, mais il est peut-être plus dramatique : il est le plus pur.

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Ses armes sont l'emploi et l'affinement systématique de tous les instruments de la raison, non seulement dans le domaine de la science qui ne connaît pas d'autre outillage, mais aussi dans celui de l'organisation, celui de la gestion, où les Européens se sont accoutumés au règne de l'irrationnel : fétichisme des préceptes transmis de père en fils, pesanteur des routines, droit divin de l'autorité, priorité abusive du « flair » sur la pensée méthodique. À côté de ces tabous pesants, la raison humaine est souple, légère, mobile.

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La renaissance, que nous ne pouvons plus guère nous permettre d'attendre, ne répondra pas à l'éloquence patriotique ni aux sonneries de clairon du temps des grands affrontements physiques; mais à la finesse de l'analyse, à la rigueur de la pensée, à la précision du raisonnement. Elle appelle donc une race particulière de chefs politiques, de chefs d'entreprises et de chefs syndicalistes.

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Combien de temps leur reste-t-il pour arriver? Il serait absurde de fixer une date. Mais on sait, car chaque secteur se prête à certaines mesures, que le point de non-retour existe, et qu'il est proche .

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