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CONDORCET, Nicolas de



Réflexions sur l’esclavage des nègres

L'esclavage est contraire au droit naturel

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Un homme se présente à moi, et me dit : Donnez-moi une telle somme, et je serai votre esclave. Je lui délivre la somme, il l'emploie librement (sans cela le marché serait absurde); ai-je le droit de le retenir en esclavage ? J'entends lui seul; car il est bien clair qu'il n'a pas eu le droit de me vendre sa postérité; et quelle que soit l'origine de l'esclavage du père, les enfants naissent libres.

  Je réponds que dans ce cas-là même, je ne puis avoir ce droit. En effet, si un homme se loue à un autre homme pour un an, par exemple, soit pour travailler dans sa maison, soit pour le servir, il a formé avec son maître une convention libre, dont chacun des contractants a le droit d'exiger l'exécution. Supposons que l'ouvrier se soit engagé pour la vie : le droit réciproque entre lui et l'homme à qui il s'est engagé doit subsister comme pour une convention à temps. Si les lois veillent à l'exécution du traité; si elles règlent la peine qui sera imposée à celui qui viole la convention; si les coups, les injures du maître sont punies par des peines ou pécuniaires ou corporelles (et pour que les lois soient justes, il faut que, pour le même acte de violence, pour le même outrage, la peine soit aussi la même pour le maître et pour l'homme engagé); si les tribunaux annulent la convention dans le cas où le maître est convaincu ou d'excéder de travail son domestique, son ouvrier engagé, ou de ne pas pourvoir à sa subsistance; si lorsque après avoir profité du travail de sa jeunesse, son maître l'abandonne, la loi condamne ce maître à lui payer une pension : alors cet homme n'est point esclave. Qu'est-ce en effet que la liberté considérée dans le rapport d'un homme à un autre ? C'est le pouvoir de faire tout ce qui n'est pas contraire à ses conventions; et dans le cas où l'on s'en écarte, le droit de ne pouvoir être contraint à les remplir, ou puni d'y avoir manqué, que par un jugement légal. C'est enfin le droit d'implorer le secours des lois contre toute espèce d'injure ou de lésion. Un homme a-t-il renoncé à ses droits; sans doute alors il devient esclave : mais aussi son engagement devient nul par lui-même, comme l'effet d'une folie habituelle, ou d'une aliénation d'esprit causée par la passion ou l'excès du besoin. Ainsi, tout homme qui, dans ses conventions, a conservé les droits naturels que nous venons d'exposer, n'est pas esclave; et celui qui y a renoncé, ayant fait un engagement nul, est aussi en droit de réclamer sa liberté, que l'esclave fait par la violence : il peut rester le débiteur, mais seulement le débiteur libre de son maître.

Il n'y a donc aucun cas où l'esclavage, même volontaire dans son origine, puisse n'être pas contraire au droit naturel.

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