BOILEAU, Nicolas
‘Du choc des idées jaillit la lumière’
Plaintes Contre Les Tuileries
Agréables jardins où les Zéphyrs et Flore
Se trouvent tous les jours au lever de l’Aurore;
Lieux charmants qui pouvez dans vos sombres réduits,
Des plus tristes amants adoucir les ennuis,
Cessez de rappeler, dans mon âme insensée,
De mon premier bonheur la gloire enfin passée.
Ce fut, je m’en souviens, dans cet antique bois
Que Philis m’apparut pour la première fois.
C’est ici que souvent, dissipant mes alarmes,
Elle arrêtait d’un mot mes soupirs et mes larmes.
Et que me regardant d’un oeil si gracieux,
Elle m’offrait le ciel, ouvert dans ses beaux yeux.
Aujourd’hui cependant, injustes que vous êtes,
Je sais qu’à mes rivaux vous prêtez vos retraites,
Et qu’avec elle assis sur vos tapis de fleurs,
Ils triomphent contents de mes vaines douleurs.
Allez, jardins dressés par une main fatale,
Tristes enfants de l’art du malheureux Dédale,
Vos bois, jadis pour moi si charmants et si beaux;
Ne sont plus qu’un désert, refuge des corbeaux;
Qu’un séjour infernal où cent mille vipères,
Tous les jours, en naissant, assassinent leurs mères
Les embarras de Paris
…..
Qui frappe l’air, bon Dieu ! de ces lugubres cris ?
Est-ce donc pour veiller qu’on se couche à Paris ?
Et quel fâcheux démon, durant les nuits entières,
Rassemble ici les chats de toutes les gouttières ?
J’ai beau sauter du lit, plein de trouble et d’effroi,
Je pense qu’avec eux tout l’enfer est chez moi :
L’un miaule en grondant comme un tigre en furie ;
L’autre roule sa voix comme un enfant qui crie.
Ce n’est pas tout encor : les souris et les rats
Semblent, pour m’éveiller, s’entendre avec les chats,
Plus importuns pour moi, durant la nuit obscure,
Que jamais, en plein jour, ne fut l’abbé de Pure.
…..
Tandis que dans un coin en grondant je m’essuie,
Souvent, pour m’achever, il survient une pluie :
On dirait que le ciel, qui se fond tout en eau,
Veuille inonder ces lieux d’un déluge nouveau.
Pour traverser la rue, au milieu de l’orage,
Un ais sur deux pavés forme un étroit passage ;
Le plus hardi laquais n’y marche qu’en tremblant :
Il faut pourtant passer sur ce pont chancelant ;
Et les nombreux torrents qui tombent des gouttières,
Grossissant les ruisseaux, en ont fait des rivières.
J’y passe en trébuchant ; mais malgré l’embarras,
La frayeur de la nuit précipite mes pas.
Je me retire donc, encor pâle d’effroi ;
Mais le jour est venu quand je rentre chez moi.
Je fais pour reposer un effort inutile :
Ce n’est qu’à prix d’argent qu’on dort en cette ville.
Il faudrait, dans l’enclos d’un vaste logement,
Avoir loin de la rue un autre appartement.
Paris est pour un riche un pays de Cocagne :
Sans sortir de la ville, il trouve la campagne ;
Il peut dans son jardin, tout peuplé d’arbres verts,
Recéler le printemps au milieu des hivers ;
Et, foulant le parfum de ses plantes fleuries,
Aller entretenir ses douces rêveries.
Mais moi, grâce au destin, qui n’ai ni feu ni lieu,
Je me loge où je puis et comme il plaît à Dieu.
Amitié Fidèle
(Sur la mort d’Iris en 1654.)
Parmi les doux transports d’une amitié fidèle,
Je voyais près d’Iris couler mes heureux jours:
Iris que j’aime encore, et que j’aimerai toujours,
Brûlait des mêmes feux dont je brûlais pour elle:
Quand, par l’ordre du ciel, une fièvre cruelle
M’enleva cet objet de mes tendres amours;
Et, de tous mes plaisirs interrompant le cours,
Me laissa de regrets une suite éternelle.
Ah! qu’un si rude coup étonna mes esprits!
Que je versais de pleurs! que je poussais de cris!
De combien de douleurs ma douleur fut suivie!
Iris, tu fus alors moins à plaindre que moi:
Et, bien qu’un triste sort t’ait fait perdre la vie,
Hélas! en te perdant j’ai perdu plus que toi.
À Climène
Tout me fait peine,
Et depuis un jour
Je crois, Climène,
Que j’ai de l’amour.
Cette nouvelle
Vous met en courroux.
Tout beau, cruelle,
Ce n’est pas pour vous!
Satire IV
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Tous les hommes sont fous, et, malgré tous leurs soins,
Ne diffèrent entre eux que du plus ou du moins.
Comme on voit qu'en un bois que cent routes séparent,
Les voyageurs sans guide assez souvent s'égarent,
L'un à droite, l'autre à gauche, et, courant vainement,
La même erreur les fait errer diversement [
…..
Satire VIII
Sur l’homme
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Quiconque est riche est tout : sans sagesse il est sage
Il a, sans rien savoir, la science en partage :
Il a l’esprit, le cœur, le mérite, le rang,
La vertu, la valeur, la dignité, le sang.
Il est aimé des grands, il est chéri des belles :
Jamais surintendant ne trouva de cruelles.
L’or même à la laideur donne un teint de beauté,
Mais tout devient affreux avec la pauvreté. »
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De tous les Animaux qui s'élevent dans l'air,
Qui marchent sur la Terre ou nagent dans la Mer;
De Paris au Perou, du Japon jusqu' a Rome,
Le plus sot Animal, á mon avis, c'est I' Homme.
Quoi ! dira-t-on d'abord, un ver, une fourmi,
Un insecte rampant qui ne vit qu'à demi,
Un taureau qui rumine, une chèvre qui broute,
Ont l'esprit mieux tourné que n'a l'homme ? Oui sans doute.
Ce discours te surprend, docteur, je l'aperçois.
L'homme de la nature est le chef et le roi :
Bois, prés, champs, animaux, tout est pour son usage,
Et lui seul a, dis-tu, la raison en partage.
Il est vrai de tout temps, la raison fut son lot:
Mais de là je conclus que l'homme est le plus sot.
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Satire X – Sur les femmes
Bientôt dans ce grand monde, où tu vas l’entraîner,
Au milieu des écueils qui vont l’environner,
Crois-tu que toujours ferme aux bords du précipice
Elle pourra marcher sans que le pied lui glisse ;
Que toujours insensible aux discours enchanteurs
D’un idolâtre amas de jeunes séducteurs,
Sa sagesse jamais ne deviendra folie ?
D’abord tu la verras, ainsi que dans Clélie,
Recevant ses amants sous le doux nom d’amis,
S’en tenir avec eux aux petits soins permis :
Puis, bientôt en grande eau sur le fleuve de Tendre,
Naviguer à souhait, tout dire, et tout entendre.
Et ne présume pas que Vénus, ou Satan
Souffre qu’elle en demeure aux termes du roman.
Dans le crime il suffit qu’une fois on débute ;
Une chute toujours attire une autre chute.
L’honneur est comme une île escarpée et sans bords :
On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors.
Peut-être, avant deux ans ardente à te déplaire,
Eprise d’un cadet, ivre d’un mousquetaire,
Nous la verrons hanter les plus honteux brelans,
Donner chez la Cornu rendez-vous aux galants ;
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Alors, pour se coucher, les quittant non sans peine,
Elle plaint le malheur de la nature humaine,
Qui veut qu’en un sommeil, où tout s’ensevelit
Tant d’heures sans jouer se consument au lit.
Toutefois en partant la troupe la console,
Et d’un prochain retour chacun donne parole.
C’est ainsi qu’une femme en doux amusements
Sait du temps qui s’envole employer les moments ;
C’est ainsi que souvent par une forcenée,
Une triste famille à l’hôpital traînée,
Voit ses biens en décret sur tous les murs écrits,
De sa déroute illustre effrayer tout Paris…
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Satire XII / Sur l”equivoque
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Au signal tout à coup donné pour le carnage,
Dans les villes, partout théâtre de leur rage,
Cent mille faux zélés, le fer en main courant,
Allèrent attaquer leurs amis, leurs parents,
Et, sans distinction, dans tout sein hérétique,
Pleins de joie enfoncer un poignard catholique.
Car quel lion, quel tigre égale en cruauté
Une injuste fureur qu'arme la piété ?
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À M. De Lamoignon
Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville,
Et contre eux la campagne est mon unique asile.
Du lieu qui m'y retient veux-tu voir le tableau ?
C'est un petit village, ou plutôt un hameau,
Bâti sur le penchant d'un long rang de collines,
D'où l'œil s'égare au loin dans les plaines voisines.
La Seine, au pied des monts que son flot vient laver,
Voit du sein de ses eaux vingt îles s'élever,
Qui, partageant son cours en diverses manières,
D'une rivière seule y forment vingt rivières.
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés,
Et de noyers souvent du passant insultés.
Le village au-dessus forme un amphithéâtre :
L'habitant ne connaît ni la chaux ni le plâtre ;
Et dans le roc, qui cède et se coupe aisément,
Chacun sait de sa main creuser son logement.
La maison du seigneur, seule un peu plus ornée,
Se présente au dehors de murs environnée.
Le soleil en naissant la regarde d'abord,
Et le mont la défend des outrages du nord.
C'est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille
Met à profit les jours que la Parque me file.
Ici dans un vallon bornant tous mes désirs,
J'achète à peu de frais de solides plaisirs.
Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
J'occupe ma raison d'utiles rêveries :
Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construis,
Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avait fui ;
Quelquefois, aux appas d'un hameçon perfide,
J'amorce en badinant le poisson trop avide ;
Ou d'un plomb qui suit l'œil, et part avec l'éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l'air.
Une table au retour, propre et non magnifique,
Nous présente un repas agréable et rustique :
Là, sans s'assujettir aux dogmes du Broussain,
Tout ce qu'on boit est bon, tout ce qu'on mange est sain ;
La maison le fournit, la fermière l'ordonne,
Et mieux que Bergerat l'appétit l'assaisonne.
Ô fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux !
Que, pour jamais foulant vos prés délicieux,
Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde,
Et connu de vous seuls oublier tout le monde !
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