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D É ON, Michel



Les gens de la nuit

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La courte nuit qui suivit fut presque tolérable. Comme un gisant, j’écoutai mourir en moi les échos de ces heures où je m’étais inconsciemment allégé de ma peine. L’alcool détendait mes nerfs. Les seins nus de la vendeuse de cigarettes, la voix rauque de Gisèle, le rire des Brésiliens, le refrain d’une mélodie sud-américaine que je cherchai longtemps, brisaient le cours de mes obsessions. Je ne fermai pas l’œil, mais n’eus plus peur. Ce n’était pas la guérison, ce n’en était même pas l’annonce, pourtant je ne doutais pas d’émerger un jour et de reprendre goût aux êtres et aux choses. Je respirais, je vivais. Dans la soirée, une fille murmurait encore qu’elle aimerait danser avec moi. Un rien, et cependant je ne pouvais me méprendre.

J’avais oublié de fermer les volets. Au petit matin, une grisaille triste envahit ma chambre. Ouvrant la fenêtre, je me trouvai devant un paysage inconnu : le boulevard Saint-Germain borné de poubelles, les platanes aux feuilles timides, les chaises entassées les unes sur les autres à la devanture des cafés, la chaussée déserte. Ma ville, ce décor tremblant parcouru de silhouettes furtives ? Comment ose-t-on regarder une femme qui s’éveille à cette heure indécise ? Une âme sensible se doit un instant de timidité au moment de découvrir un secret aussi bien caché. Le Paris de l’aube hésite entre le sordide et le glorieux. Il faut être son amant depuis longtemps pour n’en pas être déçu. Je décidai de le devenir.

Le soir, je trouvai Gisèle, assise à la terrasse du Flore. La beauté de ses mains osseuses, longues, tachées de petites cicatrices mauves qui pouvaient être des brûlures de cigarette m’avait échappé. Pour la première fois, je voyais son visage à la lumière du jour. Une expression lasse contredisait la jeunesse des traits, la délicatesse presque enfantine du nez, la bouche entrouverte sur des dents jolies et un peu désordonnées. Cette lassitude aurait pu paraître empruntée si la voix avait été moins rauque, mais dès les premiers mots je retrouvai l’accent de la veille. Elle ne marqua aucune surprise de mon arrivée et j’évitai de lui dire que j’avais déjà plongé dans cinq ou six bars avant de l’apercevoir. Je ne sus pas si elle m’attendait et dès cette minute je compris que Gisèle était de ces êtres dont il ne faut tirer de l’ombre qu’un seul visage. Je l’emmenai dîner comme si nous en étions convenus. Entre les services, elle me quitta pour téléphoner trois fois et revint aussi indifférente, reprenant la conversation où nous la laissions. Je me demandais si elle avait couché avec un des Brésiliens.

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