DUHAMEL, Georges
Civilisation
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Tous ceux qui ont passé sur la Somme en 1916 conserveront le souvenir des mouches. Le désordre du champ de bataille, sa richesse en charognes, l’accumulation anormale des animaux, des hommes, des mangeailles gâtées, toutes ces causes déterminèrent, cette année-là, une énorme éclosion de mouches. Elles semblaient s’être donné rendez-vous de tous les points du globe pour assister à une exceptionnelle solennité. Il y en avait de toutes les espèces, et le monde humain, livré à ses haines, restait sans défense contre cette odieuse invasion. Pendant tout un été, elles furent les maîtresses, les reines, et on ne leur marchanda pas la nourriture.
J’avais vu, à la côte 80, des plaies fourmillantes de larves, ce que l’on avait pu oublier depuis la bataille de la Marne. J’ai vu des mouches se précipiter sur le sang et le pus des blessures et s’en repaître si gloutonnement qu’on pouvait les saisir avec des pinces ou avec les doigts sans qu’elles consentissent à s’enfuir, à quitter leur festin. Elles propageaient toutes sortes d’infections et de gangrènes. L’armée souffrit cruellement par elles, et l’on peut s’étonner que la victoire ne leur soit pas restée en définitive.
Rien n’était plus morne et pelé que le plateau sur lequel était dressée la ville des tentes. Chaque matin, de pesants tracteurs montaient la côte d’Étinehem et venaient abreuver le camp. Ils remplissaient d’une eau douceâtre quelques tonneaux épars dans les allées, et, sur cette provision, il fallait, tout un jour, désaltérer les hommes, laver toutes les souillures et les déjections de la maladie.
Pas un buisson, jusqu’aux bosquets de l’horizon. Pas une touffe d’herbe fraîche. Rien que l’immensité poudreuse ou gluante selon que le visage du ciel était serein ou furieux.
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