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MARTIN DU GARD, Roger



Les Thibault

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« Jacques ! s'écria-t-il, écoute-moi, ne m'interromps pas ! Ou plutôt, réponds : si nous nous trouvions tout à coup, toi et moi, seuls au monde, est-ce que tu ne voudrais pas venir auprès de moi, vivre avec moi ? »

L'enfant ne comprit pas tout de suite.

« Ah ! Antoine, fit-il enfin, comment veux-tu ? Il y a papa ?... »

Le père se dressait en travers de l'avenir. Une même idée les effleura : « Comme tout s'arrangerait, si subitement... » Antoine eut honte de sa propre pensée, dès qu'il en eut surpris le reflet dans le regard de son frère ; il détourna les yeux.

« Ah ! bien sûr, disait Jacques, si j'avais pu être avec toi, rien qu'avec toi, je serais devenu tout autre ! J'aurais travaillé... Je travaillerais, je deviendrais peut-être un poète... un vrai... »

Antoine l'arrêta d'un geste :

«Eh bien, écoute : si je te donnais ma parole que personne d'autre que moi ne s'occupera de toi, est-ce que tu accepterais de sortir d'ici ?

– Ou...i... » C'était par besoin d'affection et pour ne pas contrarier son frère, qu'il acquiesçait.

« Mais t'engagerais-tu à me laisser organiser ta vie, tes études, et te surveiller en tout, comme si tu étais mon fils ?

– Oui.

– Bon », fit Antoine, et il se tut. Il réfléchissait. Ses désirs étaient toujours si impérieux qu'il ne doutait jamais de leur exécution ; et, en fait, il avait jusqu'à présent mené à bout tout ce qu'il avait ainsi voulu avec opiniâtreté. Il se tourna vers son cadet et sourit :

« Je ne rêve pas, reprit-il, sans cesser de sourire, mais d'une voix résolue. Je sais à quoi je m'engage. Avant quinze jours, tu m'entends, avant quinze jours... Aie confiance ! Tu vas rentrer dans ta boîte courageusement, sans avoir l'air de rien. Et avant quinze jours, je te le jure, tu seras libre ! »

…..
Ils se turent.

« Elle est donc capable de me mentir ? » se dit Antoine.

Les yeux de Rachel devinrent rêveurs, puis brillèrent à nouveau, mais d'une lueur haineuse qui s'éteignit très vite :

« Il s'imaginait que je le suivrais partout et toujours. Il se trompait. »

Antoine éprouvait une satisfaction trouble, chaque fois qu'elle lançait vers son passé ce regard de rancune. Il avait envie de lui dire : « Reste avec moi. Toujours. » Il mit sa joue contre la cicatrice et s'y attarda. Son oreille, professionnelle malgré lui, suivait au fond de la poitrine sonore le moelleux va-et-vient vésiculaire, et percevait, lointain mais net, le tic-tac généreux du coeur. Ses narines palpitèrent. Dans la chaleur du lit, le corps entier de Rachel exhalait la même senteur que sa chevelure, mais plus discrète et comme nuancée : une odeur enivrante et fade, avec des pointes poivrées ; un relent de moiteur, qui faisant songer aux arôme les plus disparates, au beurre fin, à la feuille de noyer, au bouis blanc, aux pralines à la vanille ; moins une odeur, à tout prendre, qu'un effluve, ou même qu'une saveur ; car il en restait comme un goût d'épices sur les lèvres.

« Ne me parle plus de tout cela, reprit-elle, et passe-moi une cigarette... Non : les nouvelles, sur la petite table... C'est une amie qui me les fabrique : il y a un peu de thé vert mêlé au maryland ; ça sent le feu de feuilles, le campement dehors, je ne sais quoi, l'automne et la chasse ; tu sais, ce parfum de la poudre, quand on a tiré sous bois, et que la fumée se dissipe mal dans le brouillard ? »

Il s'étendit de nouveau le long d'elle, dans les spirales du tabac. Ses mains caressaient le ventre de Rachel, lisse et d'une blancheur presque phosphorescente, à peine rosée ; un ventre spacieux, comme une vasque creusée au tour. Elle avait conservé, de ses voyages sans doute, l'habitude des onguents orientaux, et cette chair de femme gardait la fraîcheur, la netteté impubère d'un corps d'enfant.

« Umbilicus sicut crater eburneus », murmura-t-il, citant de mémoire et tant bien que mal un passage de ce Cantique des Cantiques qui l'avait si fort troublé vers sa seizième année. « Venter tuus sicut... euh... sicut cupa !

– Qu'est-ce que ça veut dire ? » demanda-t-elle, se relevant à demi. « Attends, laisse-moi deviner. Culpa, je sais : mea culpa ; ça veut dire faute, péché. Hein ? Ton ventre est un péché ? »

Il éclata de rire. Depuis qu'il vivait près d'elle, il ne refoulait plus sa gaieté.

« Non : cupa... Ton ventre est pareil à une coupe », rectifia-t-il, en appuyant la tête sur le flanc de Rachel. Et continuant ses citations approximatives : « Quam pulchrae sunt mammae tuae, soror mea ! Qu'ils sont beaux tes seins, ô ma soeur ! Sicut duo (je ne sais plus quoi) gemelli qui pascuntur in liliis ! Comme deux petites chèvres broutant parmi les lis !

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À dix heures du soir, les crises, qui se succédaient maintenant sans arrêt, semblaient avoir atteint leur paroxysme.

Antoine sentait autour de lui les courages faiblir, l'endurance fondre, les soins devenir plus lents, moins précautionneux. En général rien n'était mieux fait pour galvaniser son ardeur que la délivrance des autres. Mais il était parvenu au point où sa résistance morale ne pouvait plus se défendre contre l'épuisement physique. Depuis son départ pour Lausanne, c'était le quatrième soir qu'il ne se couchait pas. Il ne se nourrissait plus : à peine si, en se forçant, il avait pu avaler aujourd'hui un peu de lait ; il ne se soutenait qu'à l'aide de thé froid, dont il se versait, de temps à autre, une rasade. Sa nervosité, qui allait s'aggravant, lui prêtait une apparence d'énergie, mais factice. En réalité, ce qu'une telle situation demandait de lui, cette patience, cette attente, cette fausse activité que paralysait le sentiment d'une impuissance totale, c'était bien ce qui répugnait plus foncièrement à son tempérament, ce qui exigeait de lui le plus insoutenable effort. Et, cependant, il fallait persévérer, coûte que coûte, et s'épuiser aux mêmes luttes, puisqu'elles se renouvelaient sans trêve !

Vers onze heures, à la fin d'une crise, comme ils étaient tous quatre courbés, surveillant les dernières convulsions, Antoine se redressa vivement, et laissa échapper un geste de dépit : une nouvelle tache humide s'étalait sur le drap : le rein, encore une fois, s'était remis à fonctionner, abondamment.

Jacques ne put retenir un mouvement de rage, et lâcha le bras de son père. C'en était trop. Seule, la pensée d'une fin imminente, l'aidait à tenir debout. Maintenant, quoi ? On ne savait plus. C'était comme si, depuis deux jours, sous ses yeux, la mort se fût patiemment acharnée à tendre son piège : et, chaque fois que le ressort commençait à être bien bandé, crac, il échappait au cran d'arrêt : tout était à recommencer !

De ce moment-là, il n'essaya même plus de dissimuler son accablement. Entre les convulsions, il s'abattait sur le siège le plus proche, harassé, hargneux, et il s'assoupissait trois minutes, les coudes sur les genoux, les poings dans les yeux. À chaque nouvel accès, il fallait l'appeler, lui toucher l'épaule, l'éveiller en sursaut.

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Sans boire la bière qu’il avait versée, il fit signe à la jeune fille, et se leva. Mais, avant de partir, il s’approcha du groupe :

– « La guerre défensive !… La guerre légitime, la guerre juste !… Vous ne voyez donc pas que c’est l’éternelle duperie ! Vous aussi, vous allez vous y laisser prendre ? Il n’y a pas trois heures que la mobilisation est décrétée, et voilà déjà où vous en êtes ? Sans défense contre toutes ces passions mauvaises que la presse s’applique à exaspérer depuis une semaine ? ces passions dont les chefs militaires ne vont que trop avoir l’emploi !… Qui résistera à cette folie, si vous, socialistes, ne résistez pas ! »

Il ne s’adressait spécialement à aucun d’eux. Mais il les dévisageait, à tour de rôle, et ses lèvres tremblaient.

Le plus jeune de tous, un plâtrier dont la figure et les cheveux étaient encore poudrés de blanc, dressa vers lui sa face de pierrot :

– « Je pense comme Châtaignier », fit-il, d’une voix posée et fraîche. « Je suis mobilisé le premier jour : demain !… Je hais la guerre. Mais je suis Français. Le pays est attaqué. On a besoin de moi, j’irai ! J’irai, la mort dans l’âme ; mais j’irai ! »

– « Moi, je suis comme eux », déclara son voisin. « Moi, je pars mardi, le troisième jour… Moi, je suis de Bar-le-Duc ; mes vieux y habitent… J’ai pas du tout envie que mon patelin devienne un territoire allemand ! »

« Les neuf dixièmes des Français en sont là ! » pensa Jacques : « avides d’innocenter leur pays, et de pouvoir conclure à l’infâme préméditation de l’adversaire, pour justifier les réactions de leurs instincts défensifs. Et même », se disait-il, « dans quelle mesure ces êtres jeunes n’éprouvent-ils pas une trouble satisfaction à faire soudain partie d’une communauté outragée, à respirer cet air capiteux de rancune collective ?… » Rien n’avait changé depuis l’époque où le cardinal de Retz osait écrire : Il n’est rien de si grande conséquence dans les peuples, que de leur faire paroistre, même quand l’on attaque, que l’on ne songe qu’à se défendre.

– « Réfléchissez ! » reprit Jacques, d’une voix sourde. « Si vous abandonnez la résistance – demain, il sera trop tard !… Pensez à ceci : de l’autre côté des frontières, c’est exactement la même explosion de colères, d’accusations fausses, d’antagonismes butés ! Chaque peuple est devenu pareil à ces galopins batailleurs qui se jettent les uns sur les autres, avec des yeux de petits fauves : “C’est lui qui a commencé !…” Est-ce que ça n’est pas absurde ? »

– « Alors, quoi ? » s’écria le plâtrier. « Nous, les mobilisés, qu’est-ce que tu veux qu’on foute ? ».

– « Si vous pensez que la violence ne peut pas être la justice, si vous pensez que la vie humaine est sacrée, si vous pensez qu’il n’y a pas deux morales, celle qui condamne le meurtre en temps de paix et celle qui le prescrit en temps de guerre, – refusez la mobilisation ! Refusez la guerre ! Restez fidèles à vous-mêmes ! Restez fidèles à l’Internationale ! »

Jenny, qui était demeurée à l’entrée de la salle, se rapprocha brusquement, et vint se placer tout contre lui.

Le plâtrier s’était levé. Il croisa les bras, rageusement :

– « Pour se faire coller au mur ? Non, mais dis ! tu en as de bonnes !… Au moins, là-bas, chacun court sa chance ; on peut s’en tirer, avec deux sous de veine ! »

– « Mais », s’écria Jacques, « vous sentez bien que c’est lâche d’abdiquer sa volonté, sa responsabilité personnelle, entre les mains de ceux qu’on sait les plus forts ! Vous vous dites : “Je désapprouve, mais je n’y peux rien…” Ça vous coûte, mais vous calmez votre conscience à peu de frais, par le sentiment que cette soumission est difficile, et méritoire… Vous ne voyez donc pas que vous êtes les dupes d’un jeu criminel ? Avez-vous oublié que les gouvernements ne sont pas installés au pouvoir pour asservir les peuples et les faire massacrer – mais pour les servir, et les protéger, et les rendre heureux ? »

Un noiraud, d’une trentaine d’années, qui n’avait encore rien dit, frappa la table de son poing :

– « Non et non ! Tu n’as pas raison. Tu n’as pas raison aujourd’hui !… Dieu sait que je n’ai jamais marché avec le gouvernement. Je suis aussi socialise que toi ! J’ai cinq ans de carte au parti ! Eh bien, moi, socialiste, je suis prêt à faire le coup de feu, pour le gouvernement, comme tout le monde ! » Jacques voulut l’interrompre. Mais l’autre éleva la voix : « Et ça n’a rien à voir avec les convictions ! Les nationalistes, les capitalistes, tous les gros, on les retrouvera après ! et on leur réglera leur compte, à leur tour, tu peux t’en rapporter à moi ! Mais, pour l’instant, s’agit pas de faire des théories ! Le premier compte à régler, c’est avec les Pruscos ! Ces salauds-là, ils ont voulu la guerre ! Ils l’auront ! Et je te le dis : s’il ne tient qu’à moi, il leur en cuira ! »

Jacques haussa lentement les épaules. Il n’y avait rien à faire. Saisissant le bras de Jenny, il l’entraîna vers l’escalier.

– « Et vive la Sociale quand même ! » cria une voix derrière eux

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