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JAMMES, Francis


Lorsque je serai mort...


Lorsque je serai mort, toi qui as des yeux bleus

couleur de ces petits coléoptères bleu de feu

des eaux, petite jeune fille que j’ai bien aimée

et qui as l’air d’un iris dans Les fleurs animées,

tu viendras me prendre doucement par la main.

Tu me mèneras sur ce petit chemin.

Tu ne seras pas nue, mais, ô ma rose,

ton col chaste fleurira dans ton corsage mauve.

Nous ne nous baiserons même pas au front.

Mais, la main dans la main, le long des fraîches ronces

où la grise araignée file des arcs-en-ciel,

nous ferons un silence aussi doux que du miel ;

et, par moment, quand tu me sentiras plus triste,

tu presseras plus fort sur ma main ta main fine

— et, tous les deux, émus comme des lilas sous l’orage,

nous ne comprendrons pas… nous ne comprendrons pas.


J’allais dans le verger


J’allais dans le verger où les framboises au soleil

chantent sous l’azur à cause des mouches à miel.

C’est d’un âge très jeune que je vous parle.

Près des montagnes je suis né, près des montagnes.

Et je sens bien maintenant que dans mon âme

il y a de la neige, des torrents couleur de givre

et de grands pics cassés où il y a des oiseaux

de proie qui planent dans un air qui rend ivre,

dans un vent qui fouette les neiges et les eaux.


Oui, je sens bien que je suis comme les montagnes.

Ma tristesse a la couleur des gentianes qui y croissent.

Je dus avoir, dans ma famille, des herborisateurs

naïfs, avec des boîtes couleur d’insecte vert,

qui, par les après-midi d’horrible chaleur,

s’enfonçaient dans l’ombre glacée des forêts,

à la recherche d’échantillons précieux

qu’ils n’eussent point échangés pour les vieux

trésors des magiciens des Bagdads merveilleuses

où les jets d’eau ont des fraîcheurs endormeuses.

Mon amour a la tendresse d’un arc-en-ciel

après une pluie d’avril où chante le soleil.

Pourquoi ai-je l’existence que j’ai ?… N’étais-je fait

pour vivre sur les sommets, dans l’éparpillement

de neige des troupeaux, avec un haut bâton,

à l’heure où on est grandi par la paix du jour qui tombe ?


L'automne


On voit, quand vient l’automne, aux fils télégraphiques

De longues lignes d’hirondelles grelotter.

On sent leurs petits cœurs qui ont froid s’inquiéter.

Même sans l’avoir vu, les plus toutes petites

Aspirent au ciel chaud et sans tâche d’Afrique.

C’est dur d’abandonner le porche de l’église !


Dur qu’il ne soit plus tiède ainsi qu’aux mois passés !

Oh ! Comme elles s’attristent ! Oh ! Pourquoi le noyer

Les a-t-il donc trompées en n’ayant plus de feuilles ?

La nichée de l’année ne le reconnaît point,

Ce printemps que l’automne a recouvert de deuil.


Quand verrai-je les îles...


Quand verrai-je les îles où furent des parents ?

Le soir, devant la porte et devant l’océan

on fumait des cigares en habit bleu barbeau.

Une guitare de nègre ronflait, et l’eau

de pluie dormait dans les cuves de la cour.

L’océan était comme des bouquets en tulle

et le soir triste comme l’été et une flûte.

On fumait des cigares noirs et leurs points rouges

s’allumaient comme ces oiseaux aux nids de mousse

dont parlent certains poètes de grand talent.

Ô Père de mon Père, tu étais là, devant

mon âme qui n’était pas née, et sous le vent

les avisos glissaient dans la nuit coloniale.

Quand tu pensais en fumant ton cigare,

et qu’un nègre jouait d’une triste guitare,

mon âme qui n’était pas née existait-elle ?

Était-elle la guitare ou l’aile de l’aviso ?

Était-elle le mouvement d’une tête d’oiseau

caché lors au fond des plantations,

ou le vol d’un insecte lourd dans la maison ?



Par le petit garçon …

Agonie

Par le petit garçon qui meurt près de sa mère

tandis que des enfants s'amusent au parterre ;

et par l'oiseau blessé qui ne sait pas comment

son aile tout à coup s'ensanglante et descend ;

par la soif et la faim et le délire ardent :

Je vous salue,

Marie.

Flagellation

Par les gosses battus par l'ivrogne qui rentre,

par l'âne qui reçoit des coups de pied au ventre,

par l'humiliation de l'innocent châtié,

par la vierge vendue qu'on a déshabillée,

par le fils dont la mère a été insultée :

Je vous salue.

Marie.

Couronnement d'épines

Par le mendiant qui n'eut jamais d'autre couronne

que le vol des frelons, amis des vergers jaunes,

et d'autre sceptre qu'un bâton contre les chiens ;

par le poète dont saigne le front qui est ceint

des ronces des désirs que jamais il n'atteint :

Je vous salue.

Marie.

Portement de Croix

Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids,

s'écrie « Mon Dieu ! » Par le malheureux dont les bras

ne purent s'appuyer sur une amour humaine

comme la Croix du Fils sur Simon de Cyrène;

Par le cheval tombé sous le chariot qu'il traîne :

Je vous salue,

Marie.

Crucifiement

Par les quatre horizons qui crucifient le Monde,

Par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,

Par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains.

Par le malade que l'on opère et qui geint

et par le juste mis au rang des assassins :

Je vous salue,

Marie.


Les dimanches

Les dimanches, les bois sont aux vêpres.
Dansera-t-on sous les hêtres ?
Je ne sais... Qu’est-ce que je sais ?
Une feuille tombe de la croisée...
C’est tout ce que je sais ..

L’église. On chante. Une poule.
La paysanne a chanté, c'est la fête.
Le vent dans l'azur se roule.
Dansera-t-on sous les hêtres ?
Je ne sais pas. Je ne sais.

Mon cœur est triste et doux
Dansera-t-on sous les hêtres ?
Mais tu sais bien que, les dimanches, les bois sont aux vêpres.

Penser cela, est-ce être poète ?
Je ne sais pas. Qu’est-ce que je sais ?
Est-ce que je vis ? Est-ce que je rêve ?

Oh ! ce soleil et ce bon, doux, triste chien...
Et la petite paysanne
à qui j'ai dit : vous chantez bien...

Dansera-t-elle sous les hêtres ?
Je voudrais être, voudrais être
celui qui lentement laisse tomber,
comme un arbre ses baies,
sa tristesse pareille, sa tristesse
pareille aux bois qui sont aux vêpres.



Amsterdam (1900)


Les maisons pointues ont l’air de pencher. On dirait

qu’elles tombent. Les mâts des vaisseaux qui s’embrouillent

dans le ciel sont penchés comme des branches sèches

au milieu de verdure, de rouge, de rouille,

de harengs saurs, de peaux de moutons et de houille.


Robinson Crusoé passa par Amsterdam,

Je crois, du moins, qu’il y passa, en revenant

de l’île ombreuse et verte aux noix de coco fraîches.

Quelle émotion il dut avoir quand il vit luire

Les portes énormes, aux lourds marteaux, de cette ville !...


Regardait-il curieusement les entresols

où les commis écrivent des livres de comptes ?

Eut-il envie de pleurer en resongeant

à son cher perroquet, à son lourd parasol

qui l’abritait dans l’île attristée et clémente ?


Ô Éternel ! soyez béni s’écriait-il

devant les coffres peinturlurés de tulipes.

Mais son cœur attristé par la joie du retour

regrettait son chevreau qui, aux vignes de l’île,

était resté tout seul et, peut-être, était mort.


Et j’ai pensé à ça devant les gros commerces

où l’on songe à des Juifs qui touchent des balances,

avec des doigts osseux noués de bagues vertes.

Vois ! Amsterdam s’endort sous les cils de la neige

dans un parfum de brume et de charbon amer.


Hier soir les globes blancs des bouges allumés,

d’où l’on entend l’appel sifflé des femmes lourdes,

pendaient comme des fruits ressemblant à des gourdes.

Bleues, rouges, vertes, les affiches y luisaient.

L’amer picotement de la bière sucrée

m’y a râpé la langue et démangé au nez.


Et, dans les quartiers juifs où sont les détritus,

on sentait l’odeur crue et froide du poisson.

Sur les pavés gluants étaient des peaux d’orange.

Une tête bouffie ouvrait des yeux tout larges,

un bras qui discutait agitait des ognons.

Rébecca, vous vendiez à de petites tables

quelques bonbons suants arrangés pauvrement...


On eût dit que le ciel, ainsi qu’une mer sale,

versât dans les canaux des nuages de vagues.

Fumée qu’on ne voit pas, le calme commercial

montait des toits cossus en nappes imposantes,

et l’on respirait l’Inde au confort des maisons.


Ah ! j’aurais voulu être un grand négociant,

de ceux qui autrefois s’en allaient d’Amsterdam

vers la Chine, confiant l’administration

de leur maison à de fidèles mandataires.

Ainsi que Robinson j’aurais devant notaire

signé pompeusement ma procuration.


Alors, ma probité aurait fait ma fortune.

Mon négoce eût fleuri comme un rayon de lune

sur l’imposante proue de mon vaisseau bombé.

J’aurais reçu chez moi les seigneurs de Bombay

qu’eût tentés mon épouse à la belle santé.


Un nègre aux anneaux d’or fût venu du Mogol

trafiquer, souriant, sous mon grand parasol !

Il aurait enchanté de ses récits sauvages

ma mince fille aînée, à qui il eût offert

une robe en rubis filé par des esclaves.


J’aurais fait faire les portraits de ma famille

par quelque habile peintre au sort infortuné :

ma femme belle et lourde, aux blondes joues rosées,

mes fils, dont la beauté aurait charmé la ville,

et la grâce diverse et pure de mes filles.


C’est ainsi qu’aujourd’hui, au lieu d’être moi-même,

j’aurais été un autre et j’aurais visité

l’imposante maison de ces siècles passés,

et que, rêveur, j’eusse laissé flotter mon âme

devant ces simples mots : là vécut Francis Jammes.



J'aime l'âne


J'aime l'âne si doux

marchant le long des houx.


Il prend garde aux abeilles

et bouge ses oreilles;


et il porte les pauvres

et des sacs remplis d'orge.


Il va près des fossés,

d'un petit pas cassé.


Mon amie le croit bête

parce qu'il est poète.


Il réfléchit toujours.

Ses yeux sont en velours.


Jeune fille au doux coeur,

tu n'as pas sa douceur:


car il est devant Dieu

l'âne doux du ciel bleu.


Et il reste à l'étable,

résigné, misérable,


ayant bien fatigué

ses pauvres petits pieds.


Il fait son devoir

du matin jusqu'au soir.


Qu'as-tu fait jeune fille?

Tu as tiré l'aiguille...


Mais l'âne s'est blessé :

la mouche l'a piqué.


Il a tant travaillé

que çà vous fait pitié.


Qu'as-tu mangé petite?

- T'as mangé des cerises.


L'âne n'a pas eu d'orge,

car le maître est trop pauvre.


Il a sucé la corde,

puis a dormi dans l'ombre...


La corde de ton coeur

n'a pas cette douceur.


Il est l'âne si doux

marchant le long des houx.


J'ai le coeur ulcéré :

ce mot-là te plairait.


Dis-moi donc ma chérie,

si je pleure ou je ris?


Va trouver le viel âne,

et dis-lui que mon âme


est sur les grands chemins,

comme lui le matin.


Demande-lui, chérie,

si je pleure ou je ris?


Je doute qu'il réponde :

il marchera dans l'ombre,


crevé par la douceur,

sur le chemin en fleurs.