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MAALOUF, Amin



Le rocher de Tanios

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De ces journées d'angoisse et de confusion on trouve peut-être un écho voilé dans cette page du livre de Nader:

"La femme de tes rêves est l'épouse d'un autre, mais ce dernier l'a chassée de ses rêves.

La femme de tes rêves est l'esclave d'un marin. Il était ivre le jour où il l'a achetée sur le marché d'Erzerum, et se réveillant il ne l'a plus reconnue.

La femme de tes rêves est une fugitive, comme tu l'as été, et vous avez cherché refuge l'un vers l'autre. »

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Léon l’Africain

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C'est alors que, craignant désordres et émeutes, le sultan se décida enfin d’arrêter les festivités. Il décréta que le dernier jour de Parade serait le 22 moharram 883, qui tombait le 25 avril de l'année du Christ 1478, ajoutant toutefois que les réjouissances finales seraient encore plus somptueuses que celles des semaines précédentes. Ce jour-là, dans la Sabika, les femmes des quartiers populaires s'étaient mêlées, avec ou sans voile, aux hommes de toutes conditions. Les enfants de la ville, dont ma mère, étaient sortis avec leurs habits neufs dès les premières heures du matin, non sans s'être munis de quelques pièces de cuivre pour s'acheter des figues sèches de Malaga. Attirés par la foule grossissante, des jongleurs, des illusionnistes, des baladins, des funambules, des équilibristes, des montreurs de singes, des mendiants, vrais ou faux aveugles, s'étaient répandus dans tout le quartier de la Sabika; et, comme l'on était au printemps, des paysans promenaient avec eux des étalons, faisant saillir contre rétribution les juments qu'on leur amenait.

Toute la matinée, se souvenait ma mère, nous avions crié et tapé des mains au spectacle du jeu de la "tabla", durant lequel les cavaliers zénètes tentaient l'un après l'autre d'atteindre la cible de bois avec des bâtons qu'ils lançaient du haut de leur monture au galop. Nous ne pouvions voir qui réussissait le mieux, mais la clameur qui nous parvenait de la colline, de l'endroit appel? précisément al-Tabla, nous désignait sans erreur possible gagnants et perdants.


Soudain un nuage noir apparut au-dessus de nos têtes. Il arriva si vite que nous eûmes l'impression que le soleil s'éteignait comme une lampe qu'un djinn aurait soufflée. Il faisait nuit à midi, et, sans que le sultan l'eût ordonné, le jeu s'arrêta, car chacun sentait sur ses épaules le poids du ciel.


Il y eut un éclair, l'éclatement de la foudre, un autre éclair, un grondement sourd, puis des trombes d'eau qui s'abattirent sur nous. De savoir qu'il s'agissait d'un orage plutôt que d'une sombre malédiction, j'étais un peu moins apeurée, et, à l'instar des milliers de personnes agglutinées dans la Sabika, je me mis à chercher un endroit pour m'abriter. Mon grand frère me tenait la main, ce qui me rassurait mais me forçait aussi à courir sur une chaussée déjà boueuse. Subitement, à quelques pas de nous, des enfants et des vieillards s'écroulèrent et, en les piétinant, la foule s'affola. Il faisait toujours aussi sombre. Aux cris d'effroi se mêlaient les hurlements de douleur. A mon tour je glissai, et ma main lâcha celle de mon frère pour s'accrocher au pan d'une robe mouillée, puis à un autre, sans jamais pouvoir réellement s'agripper. L'eau m'arrivait déjà aux genoux, je hurlais sans doute plus fort que tous les autres.


A cinq ou six reprises, je tombai puis me relevai sans être piétiné, jusqu'à découvrir peu à peu que la foule était devenue plus éparse autour de moi, plus lente à se mouvoir aussi, car le chemin était montant et les flots qui le dévalaient se gonflaient. Je ne reconnaissais ni les gens ni les lieux, je ne cherchais plus mes frères ni mes cousins. Je me jetai sous un porche et, de fatigue autant que de désespoir, je m'endormis.

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Le naufrage des civilisations


Je suis né en bonne santé dans les bras d’une civilisation mourante, et tout au long de mon existence, j’ai eu le sentiment de survivre, sans mérite ni culpabilité, quand tant de choses, autour de moi, tombaient en ruine ; comme ces personnages de films qui traversent des rues où tous les murs s’écroulent, et qui sortent pourtant indemnes, en secouant la poussière de leurs habits, tandis que derrière eux la ville entière n’est plus qu’un amoncellement de gravats.

Tel a été mon triste privilège, dès le premier souffle. Mais c’est aussi, sans doute, une caractéristique de notre époque si on la compare à celles qui l’ont précédée. Autrefois, les hommes avaient le sentiment d’être éphémères dans un monde immuable ; on vivait sur les terres où avaient vécu ses parents, on travaillait comme ils avaient travaillé, on se soignait comme ils s’étaient soignés, on s’instruisait comme ils s’étaient instruits, on priait de la même manière, on se déplaçait par les mêmes moyens. Mes quatre grands-parents et tous leurs ancêtres depuis douze générations sont nés sous la même dynastie ottomane, comment auraient-ils pu ne pas la croire éternelle ?

«De mémoire de rose, on n’a jamais vu mourir un jardinier», soupiraient les philosophes français des Lumières en songeant à l’ordre social et à la monarchie de leur propre pays. Aujourd’hui, les roses pensantes que nous sommes vivent de plus en plus longtemps, et les jardiniers meurent. En l’espace d’une vie, on a le temps de voir disparaître des pays, des empires, des peuples, des langues, des civilisations.

L’humanité se métamorphose sous nos yeux. Jamais son aventure n’a été aussi prometteuse, ni aussi hasardeuse. Pour l’historien, le spectacle du monde est fascinant. Encore faut-il pouvoir s’accommoder de la détresse des siens et de ses propres inquiétudes.

C’est dans l’univers levantin que je suis né. Mais il est tellement oublié de nos jours que la plupart de mes contemporains ne doivent plus savoir à quoi je fais allusion. Il est vrai qu’il n’y a jamais eu de nation portant ce nom. Lorsque certains livres parlent du Levant, son histoire reste imprécise, et sa géographie, mouvante – tout juste un archipel de cités marchandes, souvent côtières mais pas toujours, allant d’Alexandrie à Beyrouth, Tripoli, Alep ou Smyrne, et de Bagdad à Mossoul, Constantinople, Salonique, jusqu’à Odessa ou Sarajevo.

Tel que je l’emploie, ce vocable suranné désigne l’ensemble des lieux où les vieilles cultures de l’Orient méditerranéen ont fréquenté celles, plus jeunes, de l’Occident. De leur intimité a failli naître, pour tous les hommes, un avenir différent.

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