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SIMON, Claude



La route des Flandres

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Il me semblait de nouveau que cela n’aurait pas ne pouvait pas avoir de fin mes mains posées, appuyées sur ses hanches écartant je pouvais le voir brun fauve dans la nuit et sa bouche faisant Aaah aaaaaaaah m’enfonçant tout entier dans cette mousse ces mauves pétales j’étais un chien je galopais à quatre pattes dans les fourrés exactement comme une bête comme seule une bête pouvait le faire insensible à la fatigue à mes mains déchirées j’étais cet âne de la légende grecque raidi comme un âne idole d’or enfoncée dans sa délicate et tendre chair un membre d’âne je pouvais le voir allant et venant luisant oint de ce qui ruisselait d’elle je me penchai glissai ma main mon bras serpent sous son ventre atteignant le nid la toison bouclée que mon doigt démêlait jusqu’à ce que je le trouve rose mouillé comme la langue d’un petit chien frétillant jappant de plaisir sous laquelle l’arbre sortant de moi était enfoncé sa gorge étouffée gémissant maintenant régulièrement à chaque élan de mes reins combien l’avaient combien d’hommes emmanchée seulement je n’étais plus un homme mais un animal un chien plus qu’un homme une bête si je pouvais y atteindre connaître l’âne d’Apulée poussant sans trêve en elle fondant maintenant ouverte comme un fruit une pêche jusqu’à ce que ma nuque éclate le bourgeon éclatant tout au fond d’elle l’inondant encore et encore l’inondant, inondant sa blancheur jaillissant l’inondant, inondant sa blancheur jaillissant l’inondant, pourpre, la noire fontaine n’en finissant plus de jaillir le cri jaillissant sans fin de sa bouche jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien sourds tous les deux tombés inanimés sur le côté mes bras l’enserrant toujours

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L'Acacia

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La mort fut certainement instantanée. L’armée était alors en pleine retraite après la défaite de Charleroi et le corps fut abandonné sans sé pulture à l’endroit même o ù il gisait, peut-être toujours adossé contre l’arbre, le visage caché par une nappe de sang gluant qui peu à peu s’épaississait, obstruant les orbites, s’accumulant sur la moustache, s’égouttant de plus en plus lentement sur la barbe drue et carrée, la tunique sombre. Avant de le laisser derrière eux, son ordonnance, ou celui de ses officiers à qui avait échu le commandement de la compagnie, eut cependant soin d’emporter la plaque de zinc de couleur grisâ tre attach ée à son poignet et portant son nom ainsi que son numéro matricule. Cette plaque fut plus tard envoyée à la veuve en même temps que les jumelles et une citation du mort à l’ordre de l’armée suivie peu après par l’attribution de la croix de la Légion d’honneur décernée à titre posthume.

Ce fut tout. Le régiment subit par la suite de telles pertes (il dut être entièrement reformé plusieurs fois au cours de la guerre) qu’il fut pratiquement impossible de retrouver et d’interroger les témoins directs de cet événement sur lequel les détails font défaut, de sorte que l’incertitude continue à subsister tant sur la nature exacte de la première blessure que sur celle de la seconde, le récit fait à la veuve et aux sœurs (ou celui qu’elles en firent pas la suite), quoique sans doute de bonne foi, enjolivant peut-être quelque peu la chose ou plutôt la théâtralisant selon un poncif imprimé dans leur imagination par les illustrations des manuels d’histoire ou les tableaux représentant la mort d’hommes de guerre plus ou moins légendaires, agonisant presque toujours à demi étendus dans l’herbe, la tête et le buste plus ou moins appuyés contre le tronc d’un arbre, entourés de chevaliers revêtus de cottes de mailles (ou tenant à la main des bicornes emplumés) et figurés dans des poses d’affliction, un genou en terre, cachant d’une main gantée de fer leur visage penché vers le sol.

Rien d’autre, donc, que ces vagues récits (peut-être de seconde main, peut-être poétisant les faits, soit par pitié ou complaisance, pour flatter ou plutôt, dans la mesure du possible, conforter la veuve, soit encore que les témoins – ceux qui s’étaient trouvés là ou ceux qui avaient répété leurs ré cits – se soient abusés eux-mêmes, glorifiés, en obéissant à ce besoin de transcender les événements auxquels ils avaient plus ou moins directement participé : on a ainsi vu les auteurs d’actions d’éclat déformer les faits pourtant à leur avantage dans le seul but inconscient de les rendre conformes à des modèles pr éé tablis), rien donc n’assure que lorsqu’ils arrivèrent sur les lieux les combattants ennemis (c’étaient des hommes eux aussi exténués, sales, couverts de poussière ou de boue, qui depuis trois semaines n’avaient cessé de marcher et de se battre sans connaître de repos, les yeux bordés de rouge par le manque de sommeil, les paupières brûlantes et les pieds en sang dans leurs courtes bottes) le trouvèrent ainsi, c’est-à-dire, comme on le raconta plus tard à la veuve, toujours adossé à cet arbre comme un chevalier médiéval ou un colonel d’ Empire (il n ’est pas jusqu’à l’expression stéréotypé e de la balle « reçue en plein front » qui ne rende la chose incertaine), et non pas, comme il est plus probable, sous la forme impré cise qu ’offrent au regard ces tas informes, plus ou moins souillés de boue et de sang, et o ù la première chose qui frappe la vue c’est le plus souvent les chaussures d’une taille toujours bizarrement démesurée, dessinant un V lorsque le corps est étendu sur le dos, ou encore parallèles, montrant leurs semelles cloutées o ù adhèrent encore des plaques de terre et d’herbe mêlées si le mort gît la face contre le sol, ou collées l’une à l’autre, ramenées près des fesses par les jambes repliées, le corps lui-même tout entier recroquevillé dans une position fœtale, distraitement retourné du pied par l’arrivant dont l’attention est soudain alertée à la vue des galons, se penchant alors peut-être pour déboutonner la tunique poisseuse à la recherche de quelque papier d’état-major ou de quelque ordre de marche, de quelque carte oubliée par mé garde ou, simplement, d ’une montre.

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