BORNE, Alain



Soir de pluie


Ne regrette pas que la nuit soit venue plus tôt avec l'ondée

le beau noir pluvieux du velours de l'été

enserre la terre

ne regrette pas la lumière....

les formes sont mortes

les arbres se figent au-delà des vitres


Il n'y a plus que la petite lampe de la chambre

et ce papier où je vois trembler d'autres temps

écoute le sable blessé :

plus aucun pas sur l'allée

écoute l'air :

plus aucun vol, plus aucun vent

écoute la pensive pluie aveugle tâtonner


" Voici, dit- elle, la terre tiède

voici ses feuilles et ses maisons

voici l'odeur de ses moissons

et la margelle brûlée des puits

voici dit-elle, je viens avec la nuit

blanche sur son front noir"


écoute le destin entravé qui frappe

ta vie se ferme : ouvre la porte à ton enfance.


Mes lèvres ne peuvent plus s'ouvrir

Mes lèvres ne peuvent plus s'ouvrir

que pour dire ton nom

baiser ta bouche

te découvrir en te cherchant.

Tu es au bout de chacun de mes mots

tu les emplis, les brûles, les vides.

Te voici en eux

tu es ma salive et ma bouche

et mon silence même est crispé de toi.

Je me couche dans la poussière, les yeux fermés

La nuit sera totale, tant que l'aube

et le grand jour de ta chair

ne passeront pas au-dessus de moi

Comme un vol de soleils.



Ô je vous aime

Ô je vous aime

ma solitude crie et tend ses mains lointaines

à tâtons vers vos mains

Je ne veux plus de ce poème

ni du mensonge de mon rêve

mais le pain de vos lèvres

mais le vin de vos yeux

mais l'air de votre souffle.


Je t’aime


Je t'aime

Il n'y a rien pour mieux le dire

tout est infirme

le mot le baiser l'étreinte.


Pourtant je t'aime

je veux dire que je brûle

et seulement de toi

je veux dire qu'il faudrait

que la mort nous devienne ensemble.


Pourtant je t'aime

je veux dire que seule ta chair

fait un corps de mon corps

je veux dire que toi seule panse

la blessure de vivre.


Je vais t’aimer


je vais ne plus rien vouloir

dans mes yeux que ton visage

je vais ne supporter mes mains

que caressant ton corps

je vais n’accepter l’espace

que si tu l’occupes

je vais n’être rien

qu’à l’instant de te posséder

je vais

mourir interminablement je vais

vivre si tu vis contre moi

et quand ton plaisir viendra

comme les fleurs rouges sur le printemps vert

au sommet de ta chair je cueillerai

le bouquet de ta joie

afin d’y enfouir mon visage

en y mêlant mon bonheur devenir

un vivant ivre de vie

et crier que vivre est bon

lorsque vivre est vivre

lorsque vivre

est réunir nos deux sangs

lorsque vivre

est te traverser et te devenir

et ne savoir même plus que je te suis.



Complainte IV


Mon tâcheron

mon bûcheron

ma forêt

mes branches

mes feuilles

mes flaurs


Je ne suis

qu’un peu de mousse

sous le soleil

qui perce les écorces et les futaies


approche la scie

approche la cognée du tronc

des arbres


Va dans la sève avec l’acier

et chante avec l’acier

avec ta voix

avec ton coeur

dans la sève du tronc


Écoute écoute

la forêt qui tombe avec cet arbre


Regarde regarde

la forêt qui tombe avec le ciel

à cette place

où montait

un arbre

où tombe

brusquement mêlés

la foudre des branches et du soleil


Complainte VIII


Ne pleurez pas

sur la fille blanche

ne pleurez pas


Si on avait arrêté le temps

comme une horloge

ce serait encore

une rose au rosier

une églantine sur la haie


Elle regarderait encore

Comme fait le rosier

Du centre de ses membres.


Elle nous parlerait toujours

de son enfance

et de ce doux baiser

plus blessant qu’un poignard

au souple du pétale


L’amour avait promis

de lui donner des ailes

elle ne fut papillon

mais buisson de ronces


Ne pleurez pas sur elle

avec ma complainte

vous ne savez comment

sa flamme s’est faite cendre

et s’il ne reste pas

dedans le cimetière

et qui la représente

un fantôme de fleurs et de branches


Car si je parle d’elle

et chante et parle et chante

c’est seulement pour répandre

le parfum de ses feuilles

dont ma bouche

et mon coeur sont pleins.