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BRAUQUIER, Louis



Attentes


L’homme qui se guette au portillon de la gare,

Et n’arrive jamais.

Il reviendra demain.


L’homme qui croit qu’il est en prison,

et s’attend

Dehors, sur le trottoir et la fin de sa peine


L’homme, dans son imperméable sous la pluie,

Qui se tient à l’abri de l’auvent du hangar,

Sur le quai où vient d’accoster le grand navire,

Et surveille la coupée d’où il doit descendre.


L’homme invisible qui prend une ombre en filature,

Et n’arrête à la fin que son complice obscur.

Coups de feu échangés, et l’ombre tombe morte ;

Petite flaque grise que dilue la pluie.


Un homme qui refuse de se reconnaître

Dans les vitrines, et repart à sa recherche


Un homme qui, lassé de ne pas se trouver,

S’invente comme il peut, en désespoir de cause.


Louange inachevée


Mon île blanche, ma polaire

Au firmament des nuits furtives ;

Ma dérive, mon habitacle,

Mon hivernage, mon printemps :


Ma statue renversée qui s'anime dans l'ombre ;

Ma lampe à huile au seuil d'un autel hors d'atteinte ;

Mes feux de position qui divergent vers le ciel ;


Mes yeux noyés au fil de l'eau des fjords tranquilles,

Ma carène éclairée aux brûlots des calfats,

Ma sirène sur le récif des îles Vierges,

Ma sirène écumante aux gouffres de l'amour ;


Ma cavale échappée des hauts reliefs rupestres ;

Ma caravane morte aux routes de la soie ;


Ma grande houle née au large des Australes

Qui s'apaise et s'endort sur ce rivage obscur.


Irreparabile


Le temps s'enfuit par des fissures invisibles

Qu'il creuse à travers les murailles transparentes

De notre vie ;


comme s'il en avait assez

D'être menacé de mort par des imbéciles,

D'être usé bassement par toutes ces besognes

Qui, à la longue, ne l'intéressent plus,


ou

Par ces plaisirs, toujours les mêmes, monotones.

Il s'évade vers de grands paysages calmes

De sources, d'arbres verts et de temples,


ou errent


Dans le silence de l'éternité primévale,

Lointaines et nues, de belles formes divines

Qui se rencontrent, s'accompagnent, puis se déprennent.


Et, comblées de bonheur, sous le ciel triste et pur,

Parfois pleurent d'ennui au fond des bois secrets.


Je voudrai être une pierre

Je voudrai être une pierre

D’un chemin abandonné

Une pierre bien usée

Par d’anciens passages d’hommes,

De chars alourdis de gerbes

Et de troupeaux inclinés.


Je voudrai être une pierre

Au sommet d’une colline,

Une pierre ronde et bleue

Au milieu des chênes nains

Le vent pousserait sur moi

Les aiguilles des pins calmes,

L’odeur de la mer prochaine

Et sèche du romarin.


L’hiver, les pluies amicales

Me laveraient doucement

Et dans le chaud de l’été

Un lézard furtif viendrait

Reposer sur mon silence,

Me donner l’essence pure

D’un contact avec la vie

Suffisant pour satisfaire

Un obscur désir secret.


Les mains rêvent


Les mains rêvent à l'infini,

qui se souviennent

De délices sauvées de l'absence ;

anxieuses

De recréer ce qu'elles ont au bout des doigts :

La douceur, la tendresse et le plaisir des corps.

Impuissantes sur l'ineffable, mains douloureuses,

Mains songeuses, mains inutiles, mains heureuses.


Ecrits à Shanghai

I


Sorcières des étangs qui vous levez en songe,

Avec des cris gelés dans cette aube d’hiver,

Ne me rendrez-vous pas le goût de mon enfance

Avant que le mistral vous chasse vers la mer ?


Des oiseaux épuisés percutent la surface

Et s’enfoncent pesants comme des souvenirs ; -

Peut-être au creux des eaux quelque ville ancienne,

Dormant dans la clarté de leurs ombres marines,

Sous l’auvent de ses toits garde-t-elle leurs nids ! –


Même nu et blessé d’une terrible absence,

A travers tant de mers et de jours ennemis,

Me sera-t-il donné, pèlerin de l’espace,

Vers mon plus jeune ciel, comme eux, de revenir ?


*


Quand je ferme les yeux, en ces soirs de mémoire,

Sur tant de paysages où ils se sont complu,

C’est vous que je revois, battus des vents sauvages,

Solitudes, rochers, mes trésors inconnus :


Hautes terres abandonnées, hantées de pâtres

Muets menant au ciel d’invisibles troupeaux,

Trouées de puits où flotte parfois le cadavre

D’une fille touchée au défaut de l’amour, -


Au loin, près du rivage, où vient depuis toujours

Rouler sa vague ourlée la mer mythologique,

Intolérable argent qui brûle dans l’été,

Aveuglées de soleil, scintillent les salines.


Il veut boire à la coupe claire des étangs

Dont les eaux lentement s’infiltrent, souterraines,

Aux gouffres, où, parmi les pâles fleurs de l’ombre,

Voguent les esprits morts des anciens printemps.


*
…..

Je marche aveuglément, je marche en pleine terre,

Longtemps, et je deviens plus lourd et plus terreux

Et si je m’arrêtais immobile dans l’ombre

Je deviendrais bientôt un fragment de ce sol.


Car, sous les tristes eaux qui me lavent la face

Et me lavent le corps sous mon manteau trempé,

Je suis comme un cadavre isolé dans l’espace,

Encore conscient pour quelque éternité


De rêve, où rien n’a plus de mesure ni d’âge.

Ah ! puissé-je, une nuit, sans astre et sans repère,

Me fondre dans l’obscurité tellurienne,

Au-delà, et plus loin que cet horizon vrai !



Je connais des îles lontaines

…..
J’aime les grands cargos arrêtés dans les rades,

Qui ne se mêlent pas à la vie de la ville

Et libèrent le soir des marins éperdus


Il faudra bien qu'un jour j'étouffe le nomade,

Mais au coin de quel quai et dans quel port de mer,

Dans quelle rue où les fanaux seront témoins,

Sur le seuil de quel bar, écœuré d'exotisme,

Aurai-je assez de force et le goût de tuer ?

…..


Saint-Mitre-les-Remparts


Certains voudraient que je cultive cette terre

Où poussent en désordre et l'olive et l'amande,

Les figuiers pareils à des animaux anciens,

Pleins de mémoire, dont les têtes touchent le ciel ;

Que je sème des plantes utiles, vivrières,

Des tomates, de l'ail, des oignons rouges, blancs,

Pour les soupes de paysan que je me fais,

Parfois, quand l'hiver s'épaissit au crépuscule ;

Que je me baisse vers elle.

Mais je suis vieux,

Et j'aime l'abandon sur quoi veille, indulgente,

La déesse qui n'oublie pas les temps fertiles.



Le marchand grec


Son père trafiquait, en l'obscure boutique

Parmi l'odeur de crasse d'homme et de pipi,

Le cuivre, les petites filles, les tapis,

Dans la ruelle du faubourg de Salonique.


Mais lui n'a jamais fait que six mois de prison

Pour avoir spéculé sans pudeur sur les huiles.

Il mène sur les quais sa grosse automobile

Déjeune chez Suquet et dîne chez Peysson.


Il achète le blé, les cuirs et l'arachide

Affrète des bateaux vers des villes torrides

Et, bénissant son père, au moins dix fois par jour,


II corrompt de son or les mères sans scrupules,

Qui conduisent chez lui, dans le noir crépuscule

Leurs filles vierges qui demeurent son amour.



La mer mauvaise


J’aime entendre la pluie tomber sur la campagne,

Le tonnerre lointain, le silence mouillé.

J'aime entendre la nuit vivre endormie ;

la porte

Gémir contre l'étable

où bougent encor, sous

Les toiles d'araignées, de vieilles peurs mal mortes ;

Et l'écho des sabots de chevaux disparus.

J'aime entendre le vent quand se heurtent les arbres

Dans la hauteur du ciel ;

la marche des nuages ;

L'appel d'une âme en peine auquel un chien répond ;

Et, plus que tout, battre la coque, à grands coups sourds,

Grondante de tous ses abîmes, la mer mauvaise.



Le désir se nourrit d'absences

Le désir se nourrit d'absences, de regrets,

De la violence des rencontres difficiles

Du souvenir moins pur que la réalité,

Et, toujours, de la peur d'avoir perdu l'amour.


Torrent fou, arrachant aux parois souterraines

Les oiseaux, les serpents gravés des millénaires,

Aveugle dans le secret de sa résurgence,

Pour affleurer, parfois, source au cœur du désert.


Autrefois je me demandais dans les lointains

Ports exotiques, si je reverrais Marseille,

Après toutes ces années, au mouillage dans la nuit.


Maintenant, tant de fois revenu, quand elle

Installe ses phantasmes au chevet de la chambre,

Je voudrais être sûr que je reverrai l'aube



Desiderium


Vie brève, la mort infinie.


L'espoir tend ses rets d'oiseleur.


Anxieuse une étoile file,

Se hâte vers une autre nuit.

Désirs, astres inaccessibles.


Et l'ombre est noire, du bonheur.



Le bonheur


Le bonheur, c'est d'attendre avec un peu d'espoir,

Une lettre apportant de mauvaises nouvelles,

La sonnerie et cette voix au bout du fil,

La rencontre d'un beau visage désiré.

Le bonheur, c'est avoir quelque chose à attendre.