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LARBAUD, Valery


Vœux du poète


Lorsque je serai mort depuis plusieurs années,

Et que dans le brouillard les cabs se heurteront,

Comme aujourd’hui (les choses n’étant pas changées)

Puissé-je être une main fraîche sur quelque front !

Sur le front de quelqu’un qui chantonne en voiture

Au long de Brompton Road, Marylebone ou Holborn,

Et regarde en songeant à la littérature

Les hauts monuments noirs dans l’air épais et jaune.

Oui, puissé-je être la pensée obscure et douce

Qu’on porte avec secret dans le bruit des cités,

Le repos d’un instant dans le vent qui nous pousse,

Enfants perdus parmi la foire aux vanités ;

Et qu’on mette à mes débuts dans l’éternité,

L’ornement simple, à la Toussaint, d’un peu de mousse.


Le don de soi-même

Je m’offre à chacun comme sa récompense ;

Je vous la donne même avant que vous l’ayez méritée.

Il y a quelque chose en moi,

Au fond de moi, au centre de moi,

Quelque chose d’infiniment aride

Comme le sommet des plus hautes montagnes ;

Quelque chose de comparable au point mort de la rétine,

Et sans écho,

Et qui pourtant voit et entend ;

Un être ayant une vie propre, et qui, cependant,

Vit toute ma vie, et écoute, impassible,

Tous les bavardages de ma conscience.

Un être fait de néant, si c’est possible,

Insensible à mes souffrances physiques,

Qui ne pleure pas quand je pleure,

Qui ne rit pas quand je ris,

Qui ne rougit pas quand je commets une action honteuse,

Et qui ne gémit pas quand mon cœur est blessé ;

Qui se tient immobile et ne donne pas de conseils,

Mais semble dire éternellement :

« Je suis là, indifférent à tout. »

C’est peut-être du vide comme est le vide,

Mais si grand que le Bien et le Mal ensemble

Ne le remplissent pas.

La haine y meurt d’asphyxie,

Et le plus grand amour n’y pénètre jamais.

Prenez donc tout de moi : le sens de ces poèmes,

Non ce qu’on lit, mais ce qui paraît au travers malgré moi :

Prenez, prenez, vous n’avez rien.

Et où que j’aille, dans l’univers entier,

Je rencontre toujours,

Hors de moi comme en moi,

L’irremplissable Vide,

L’inconquérable Rien.


L’innommable

Quand je serai mort, quand je serai de nos chers morts

(Au moins, me donnerez-vous votre souvenir, passants

Qui m'avez coudoyé si souvent dans vos rues ?)

Restera-t-il dans ces poèmes quelques images

De tant de pays, de tant de regards, et de tous ces visages

Entrevus brusquement dans la foule mouvante ?

J'ai marché parmi vous, me garant des voitures

Comme vous, et m'arrêtant comme vous aux devantures.

J'ai fait avec mes yeux des compliments aux

Dames ;

J'ai marché, joyeux, vers les plaisirs et vers la gloire,

Croyant dans mon cher cœur que c'était arrivé ;

J'ai marché dans le troupeau avec délices,

Car nous sommes du troupeau, moi et mes aspirations.

Et si je suis un peu différent, hélas, de vous tous,

C'est parce que je vois,

Ici, au milieu de vous, comme une apparition divine,

Au-devant de laquelle je m'élance pour en être frôlé,

Honnie, méconnue, exilée,

Dix fois mystérieuse,

La

Beauté

Invisible.

…..


Images


I

Un jour, 'a Kharkow, dans un quartier populaire

(O cette Russie méridionale, où toutes les femmes

Avec leur châle blanc sur la tête, ont des airs de Madone!),

Je vis une jeune femme revenir de la fontaine,

Portant, à la mode de là-bas, comme du temps d'Ovide,

Deux seaux suspendus aux extrémités d'un bois

En équilibre sur le cou et les épaules.

Et je vis un enfant en haillons s'approcher d'elle et lui parler.

Alors, inclinant aimablement son corps à droite,

Elle fit en sorte que le seau plein d'eau pure touchât le pavé

Au niveau des lèvres de l'enfant qui s'était mis à genoux pour boire.


II

Un matin, à Rotterdam, sur le quai des Boompjes

(C'était le 18 septembre 1900, vers huit heures),

J'observais deux jeunes filles qui se rendaient à leurs ateliers;

Et en face d'un des grands ponts de fer, elles se dirent au revoir,

Leurs routes n'étant pas les mêmes.

Elles s'embrassèrent tendrement; leurs mains tremblantes

Voulaient et ne voulaient pas se séparer; leurs bouches

S'éloignaient douloureusement pour se raprocher aussitôt

Tandis que leurs yeux fixes se contemplaient...

Ainsi elles se tinrent un long moment tout près l'une de l'autre,

Debout et immobiles au milieu des passants affairés,

Tandis que les remorqeurs grondaient sur le fleuve,

Et que des trains manoeuvraient en sifflant sur les ponts de fer.