PREVERT, Jacques
Trois allumettes
Trois allumettes une à une allumées dans la nuit
La première pour voir ton visage tout entier
La seconde pour voir tes yeux
La dernière pour voir ta bouche
Et l'obscurité tout entière pour me rappeler tout cela
En te serrant dans mes bras
Tournesol
Tous les jours de la semaine
En hiver en automne
Dans le ciel de Paris
Les cheminées d'usines ne fument que du gris
Mais le printemps qui s'amène, une fleur sur l'oreille
Au bras une jolie fille
Tournesol, Tournesol
C'est le nom de la fleur
Le surnom de la fille
Elle n'a pas de grand nom, pas de nom de famille
Et danse aux coins des rues
A Belleville à Séville
Tournesol Tournesol Tournesol
Valse des coins des rues
Et les beaux jours sont venus
La belle vie avec eux
Le génie de la Bastille fume une gitane bleue
Dans le ciel amoureux
Dans le ciel de Séville, dans le ciel de Belleville
Et même de n'importe où
Tournesol Tournesol
C'est le nom de la fleur
Le surnom de la fille.
Le cancre
Il dit non avec la tête
mais il dit oui avec le coeur
il dit oui à ce qu'il aime
il dit non au professeur
il est debout
on le questionne
et tous les problèmes sont posés
soudain le fou rire le prend
et il efface tout
les chiffres et les mots
les dates et les noms
les phrases et les pièges
et malgré les menaces du maître
sous les huées des enfants prodiges
avec des craies de toutes les couleurs
sur le tableau noir du malheur
il dessine le visage du bonheur
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Que faites-vous là petite fille ?
Avec ces fleurs fraîchement coupées ?
Que faites-vous là jeune fille ?
Avec ces fleurs, ces fleurs séchées ?
Que faites-vous là jolie femme ?
Avec ces fleurs qui se fanent?
Que faites-vous là vieille femme ?
Avec ces fleurs qui meurent ?
J’attends le vainqueur
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Chanson de la Seine
La Seine a de la chance
Elle n'a pas de souci
Elle se la coule douce
Le jour comme la nuit
Et elle sort de sa source
Tout doucement, sans bruit,
Sans sortir de son lit
Et sans se faire de mousse
Elle s'en va vers la mer
En passant par Paris.
La Seine a de la chance
Elle n'a pas de souci
Et quand elle se promène
Tout au long de ses quais
Avec sa belle robe verte
Et ses lumières dorées
Notre-Dame jalouse,
immobile et sévère
De haut de toutes ses pierres
La regarde de travers
Mais la Seine s'en balance
Elle n'a pas de souci
Elle se la coule douce
Le jour comme la nuit
Et s'en va vers le Havre,
Et s'en va vers la mer
En passant comme un rêve
Au milieu des mystères
Des misères de Paris.
Les feuilles mortes
Oh, je voudrais tant que tu te souviennes,
Des jours heureux quand nous étions amis,
Dans ce temps-là, la vie était plus belle,
Et le soleil plus brûlant qu'aujourd'hui.
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,
Tu vois je n'ai pas oublié.
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle,
Les souvenirs et les regrets aussi,
Et le vent du nord les emporte,
Dans la nuit froide de l'oubli.
Tu vois, je n'ai pas oublié,
La chanson que tu me chantais.
C'est une chanson, qui nous ressemble,
Toi qui m'aimais, moi qui t'aimais.
Nous vivions, tous les deux ensemble,
Toi qui m'aimais, moi qui t'aimais.
Et la vie sépare ceux qui s'aiment,
Tout doucement, sans faire de bruit.
Et la mer efface sur le sable,
Les pas des amants désunis.
Nous vivions, tous les deux ensemble,
Toi qui m'aimais, moi qui t'aimais.
Et la vie sépare ceux qui s'aiment,
Tout doucement, sans faire de bruit.
Et la mer efface sur le sable
Les pas des amants désunis...
Dans la tasse Il a mis le lait Dans la tasse de café Il a mis le sucre Dans le café au lait Avec la petite cuiller Il a tourné Il a bu le café au lait Et il a reposé la tasse Sans me parler
Une cigarette Il a fait des ronds Avec la fumée Il a mis les cendres Dans le cendrier Sans me parler Sans me regarder
Il a mis Son chapeau sur sa tête Il a mis son manteau de pluie Parce qu'il pleuvait Et il est parti Sous la pluie Sans une parole Sans me regarder
Ma tête dans ma main
Et j'ai pleuré.
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de koffie In de kop gegoten Hij heeft de melk in de kop koffie gedaan Hij heeft de suiker in de koffie met melk gedaan Hij heeft geroerd met het koffielepeltje, Hij heeft de koffie met melk opgedronken Hij heeft
de kop neergezet zonder me iets te zeggen
een sigaret aangestoken Hij heeft rookkringen geblazen Hij heeft de as in de asbak getikt
zonder me iets te zeggen
Hij heeft zijn hoed op zijn hoofd gezet, Hij heef zijn regenjas aangetrokken want het regende En hij is vertrokken in de regen zonder één woord
zonder me aan te kijken
mijn hoofd tussen mijn handen begraven En ik heb
geweend.
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Barbara
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barabara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t'ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même jour-là
N'oublie pas
Un homme sous un porche s'abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t'es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m'en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j'aime
Même si je ne les ai vus qu'une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s'aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N'oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l'arsenal
Sur le bateau d'Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu'es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d'acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n'est plus pareil et tout est abimé
C'est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n'est même plus l'orage
De fer d'acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l'eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.
Sanguine Joli Fruit
La fermeture éclair
A glissé sur tes reins
Et tout l'orage heureux
De ton corps amoureux
Au beau milieu de l'ombre
A éclaté soudain
Et ta robe en tombant
Sur le parquet ciré
N'a pas fait plus de bruit
Qu'une écorce d'orange
Tombant sur un tapis
Mais sous nos pieds
Ces petits boutons de nacre
Craquaient comme des pépins
Ô Sanguine joli fruit !
La pointe de ton sein
A tracé tendrement
La ligne de ma chance
Dans le creux de ma main.
Sanguine, joli fruit
Soleil de nuit
Démons et merveilles
Démons et merveilles, vents et marées,
au loin déjà la mer s'est retirée,
et toi comme une algue,
doucement caressée par le vent,
dans les sables du lit,
tu remues en rêvant.
Démons et merveilles, vents et marées,
au loin déjà la mer s'est retirée,
mais dans tes yeux entr'ouverts,
deux petites vagues sont restées.
Démons et merveilles, vents et marées,
deux petites vagues pour me noyer.
Je suis comme je suis
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Quand j'ai envie de rire
Oui je ris aux éclats
J'aime celui qui m'aime
Est-ce ma faute à moi
Si ce n'est pas le même
Que j'aime à chaque fois
Je suis comme je suis
Je suis faite comme ça
Que voulez-vous de plus
Que voulez-vous de moi
Je suis faite pour plaire
Et n'y puis rien changer
Mes talons sont trop hauts
Ma taille trop cambrée
Mes seins beaucoup trop durs
Et mes yeux trop cernés
Et puis après
Qu'est-ce que ça peut vous faire
Je suis comme je suis
Je plais à qui je plais
Qu'est-ce que ça peut vous faire
Ce qui m'est arrivé
Oui j'ai aimé quelqu'un
Oui quelqu'un m'a aimée
Comme les enfants qui s'aiment
Simplement savent aimer
Aimer aimer...
Pourquoi me questionner
Je suis là pour vous plaire
Et n'y puis rien changer.
La grasse matinée
Il est terrible
le petit bruit de l'oeuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim
elle est terrible aussi la tête de l'homme
la tête de l'homme qui a faim
quand il se regarde à six heures du matin
dans la glace du grand magasin
une tête couleur de poussière
ce n'est pas sa tête pourtant qu'il regarde
dans la vitrine de chez Potin
il s'en fout de sa tête l'homme
il n'y pense pas
il songe
il imagine une autre tête
une tête de veau par exemple
avec une sauce de vinaigre
ou une tête de n'importe quoi qui se mange
et il remue doucement la mâchoire
doucement
et il grince des dents doucement
car le monde se paye sa tête
et il ne peut rien contre ce monde
et il compte sur ses doigts un deux trois
un deux trois
cela fait trois jours qu'il n'a pas mangé
et il a beau se répéter depuis trois jours
Ça ne peut pas durer
ça dure
trois jours
trois nuits
sans manger
et derrière ces vitres
ces pâtés ces bouteilles ces conserves
poissons morts protégés par les boîtes
boîtes protégées par les vitres
vitres protégées par les flics
flics protégés par la crainte
que de barricades pour six malheureuses sardines..
Un peu plus loin le bistrot
café-crème et croissants chauds
l'homme titube
et dans l'intérieur de sa tête
un brouillard de mots
un brouillard de mots
sardines à manger
oeuf dur café-crème
café arrosé rhum
café-crème
café-crème
café-crime arrosé sang !...
Un homme très estimé dans son quartier
a été égorgé en plein jour
l'assassin le vagabond lui a volé
deux francs
soit un café arrosé
zéro franc soixante-dix
deux tartines beurrées
et vingt-cinq centimes pour le pourboire du garçon.
Il est terrible
le petit bruit de l’œuf dur cassé sur un comptoir d'étain
il est terrible ce bruit
quand il remue dans la mémoire de l'homme qui a faim.