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HUGO, Victor


Saison des semailles, le soir


C’est le moment crépusculaire.

J’admire, assis sous un portail,

Ce reste de jour dont s’éclaire

La dernière heure du travail.


Dans les terres, de nuit baignées,

Je contemple, ému, les haillons

D’un vieillard qui jette à poignées

La moisson future aux sillons.


Sa haute silhouette noire

Domine les profonds labours.

On sent à quel point il doit croire

À la fuite utile des jours.


Il marche dans la plaine immense,

Va, vient, lance la graine au loin,

Rouvre sa main, et recommence,

Et je médite, obscur témoin,


Pendant que, déployant ses voiles,

L’ombre, où se mêle une rumeur,

Semble élargir jusqu’aux étoiles

Le geste auguste du semeur.



Les pauvres gens »


I

Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.

Le logis est plein d'ombre et l'on sent quelque chose

Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.

Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.

Au fond, dans l'encoignure où quelque humble vaisselle

Aux planches d'un bahut vaguement étincelle,

On distingue un grand lit aux longs rideaux tombants.

Tout près, un matelas s'étend sur de vieux bancs,

Et cinq petits enfants, nid d'âmes, y sommeillent

La haute cheminée où quelques flammes veillent

Rougit le plafond sombre, et, le front sur le lit,

Une femme à genoux prie, et songe, et pâlit.

C'est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume,

Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume,

Le sinistre océan jette son noir sanglot.



II


L'homme est en mer. Depuis l'enfance matelot,

Il livre au hasard sombre une rude bataille.

Pluie ou bourrasque, il faut qu'il sorte, il faut qu'il aille,

Car les petits enfants ont faim. Il part le soir

Quand l'eau profonde monte aux marches du musoir.

Il gouverne à lui seul sa barque à quatre voiles.

La femme est au logis, cousant les vieilles toiles,

Remmaillant les filets, préparant l'hameçon,

Surveillant l'âtre où bout la soupe de poisson,

Puis priant Dieu sitôt que les cinq enfants dorment.

Lui, seul, battu des flots qui toujours se reforment,

l s'en va dans l'abîme et s'en va dans la nuit.

Dur labeur ! tout est noir, tout est froid ; rien ne luit.

Dans les brisants, parmi les lames en démence,

L'endroit bon à la pêche, et, sur la mer immense,

Le lieu mobile, obscur, capricieux, changeant,

Où se plaît le poisson aux nageoires d'argent,

Ce n'est qu'un point ; c'est grand deux fois comme la chambre.

Or, la nuit, dans l'ondée et la brume, en décembre,

Pour rencontrer ce point sur le désert mouvant,

Comme il faut calculer la marée et le vent !

Comme il faut combiner sûrement les manoeuvres !

Les flots le long du bord glissent, vertes couleuvres ;

Le gouffre roule et tord ses plis démesurés,

Et fait râler d'horreur les agrès effarés.

Lui, songe à sa Jeannie au sein des mers glacées,

Et Jeannie en pleurant l'appelle ; et leurs pensées

Se croisent dans la nuit, divins oiseaux du coeur.


Tristesse d’Olympio

…..

Toutes les passions s'éloignent avec l'âge,

l'une emportant son masque et l'autre son couteau,

comme un essaim chantant d'histrions en voyage,

dont le groupe décroît derrière le coteau


Mais toi, rien ne t’efface, amour ! toi qui nous charmes,

Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard !

Tu nous tiens par la joie, et surtout par les larmes.

Jeune homme on te maudit, on t’adore vieillard.


Dans ces jours où la tête au poids des ans s'incline,

Où l'homme, sans projets, sans but, sans visions,

Sent qu'il n'est déjà plus qu'une tombe en ruine

Où gisent ses vertus et ses illusions ;


Quand notre âme en rêvant descend dans nos entrailles,

Comptant dans notre coeur, qu'enfin la glace atteint,

Comme on compte les morts sur un champ de batailles,

Chaque douleur tombée et chaque songe éteint,


Comme quelqu'un qui cherche en tenant une lampe,

Loin des objets réels, loin du monde rieur,

Elle arrive à pas lents par une obscure rampe

Jusqu'au fond désolé du gouffre intérieur ;


Et là, dans cette nuit qu'aucun rayon n'étoile,

L'âme, en un repli sombre où tout semble finir,

Sent quelque chose encor palpiter sous un voile...

C'est toi qui dors dans l'ombre, ô sacré souvenir !


Je ne songeais pas à Rose


Je ne songeais pas à Rose

Rose au bois vint avec moi

Nous parlions de quelque chose

Mais je ne sais plus de quoi


J'étais froid comme les marbres

Je marchais à pas distraits

Je parlais des fleurs, des arbres

Son œil semblait dire : Après ?


La rosée offrait ses perles

Le taillis ses parasols

J'allais, j'écoutais les merles

Et Rose les rossignols


Je ne songeais pas à Rose

Rose au bois vint avec moi

Nous parlions de quelque chose

Mais je ne sais plus de quoi


Moi, seize ans, et l'air morose

Elle vingt, ses yeux brillaient

Les rossignols chantaient Rose

Et les merles me sifflaient


Rose, droite sur ses hanches

Leva son beau bras tremblait

Pour prendre une mûre aux branches

Je ne vis pas son bras blanc


Je ne songeais pas à Rose

Rose au bois vint avec moi

Nous parlions de quelque chose

Mais je ne sais plus de quoi


Une eau courait, fraîche et creuse

Sur les mousses de velours

Et la nature amoureuse

Dormait dans les grands bois sourds


Rose défit sa chaussure

Et mit d'un air ingénu

Joli petit pied dans l'eau pure

Je ne vis pas son pied nu


Je ne songeais pas à Rose

Rose au bois vint avec moi

Nous parlions de quelque chose

Mais je ne sais plus de quoi


Je ne savais que lui dire

Je la suivais dans le bois

La voyant parfois sourire

Et soupirer quelquefois


Je ne vis qu'elle était belle

Qu'en sortant des grands bois sourds

- Soit, n'y pensons plus ! Dit-elle

Depuis, j'y pense toujours


Lise


J'avais douze ans ; elle en avait bien seize.

Elle était grande, et, moi, j'étais petit.

Pour lui parler le soir plus à mon aise,

Moi, j'attendais que sa mère sortît ;

Puis je venais m'asseoir près de sa chaise

Pour lui parler le soir plus à mon aise.


Que de printemps passés avec leurs fleurs !

Que de feux morts, et que de tombes closes !

Se souvient-on qu'il fut jadis des coeurs ?

Se souvient-on qu'il fut jadis des roses ?

Elle m'aimait. Je l'aimais. Nous étions

Deux purs enfants, deux parfums, deux rayons.


Dieu l'avait faite ange, fée et princesse.

Comme elle était bien plus grande que moi,

Je lui faisais des questions sans cesse

Pour le plaisir de lui dire : Pourquoi ?

Et par moments elle évitait, craintive,

Mon oeil rêveur qui la rendait pensive.


Puis j'étalais mon savoir enfantin,

Mes jeux, la balle et la toupie agile ;

J'étais tout fier d'apprendre le latin ;

Je lui montrais mon Phèdre et mon Virgile ;

Je bravais tout; rien ne me faisait mal ;

Je lui disais : Mon père est général.


Quoiqu'on soit femme, il faut parfois qu'on lise

Dans le latin, qu'on épelle en rêvant ;

Pour lui traduire un verset, à l'église,

Je me penchais sur son livre souvent.

Un ange ouvrait sur nous son aile blanche,

Quand nous étions à vêpres le dimanche.


Elle disait de moi : C'est un enfant !

Je l'appelais mademoiselle Lise.

Pour lui traduire un psaume, bien souvent,

Je me penchais sur son livre à l'église ;

Si bien qu'un jour, vous le vîtes, mon Dieu !

Sa joue en fleur toucha ma lèvre en feu.


Jeunes amours, si vite épanouies,

Vous êtes l'aube et le matin du coeur.

Charmez l'enfant, extases inouïes !

Et quand le soir vient avec la douleur,

Charmez encor nos âmes éblouies,

Jeunes amours, si vite épanouies!


Sara la baigneuse


Sara, belle d’indolence,

Se balance

Dans un hamac, au-dessus

Du bassin d’une fontaine

Toute pleine

D’eau puisée à l’Ilyssus;


Et la frêle escarpolette

Se reflète

Dans le transparent miroir,

Avec la baigneuse blanche

Qui se penche,

Qui se penche pour se voir.


Chaque fois que la nacelle,

Qui chancelle,

Passe à fleur d’eau dans son vol,

On voit sur l’eau qui s’agite

Sortir vite

Son beau pied et son beau col.


Elle bat d’un pied timide

L’onde humide

Où tremble un mouvant tableau,

Fait rougir son pied d’albâtre,

Et, folâtre,

Rit de la fraîcheur de l’eau.


Reste ici caché : demeure !

Dans une heure,

D’un œil ardent tu verras

Sortir du bain l’ingénue,

Toute nue,

Croisant ses mains sur ses bras.


Car c’est un astre qui brille

Qu’une fille

Qui sort d’un bain au flot clair,

Cherche s’il ne vient personne,

Et frissonne,

Toute mouillée au grand air.


Elle est là, sous la feuillée,

Éveillée

Au moindre bruit de malheur;

Et rouge, pour une mouche

Qui la touche,

Comme une grenade en fleur.


On voit tout ce que dérobe

Voile ou robe;

Dans ses yeux d’azur en feu,

Son regard que rien ne voile

Est l’étoile

Qui brille au fond d’un ciel bleu.


L’eau sur son corps qu’elle essuie

Roule en pluie,

Comme sur un peuplier;

Comme si, gouttes à gouttes,

Tombaient toutes

Les perles de son collier.


Mais Sara la nonchalante

Est bien lente

A finir ses doux ébats;

Toujours elle se balance

En silence,

Et va murmurant tout bas


« Oh ! si j’étais capitane,

Ou sultane,

Je prendrais des bains ambrés,

Dans un bain de marbre jaune,

Près d’un trône,

Entre deux griffons dorés !


« J ‘aurais le hamac de soie

Qui se ploie

Sous le corps prêt à pâmer;

J’aurais la molle ottomane

Dont émane un parfum qui fait aimer.


« Je pourrais folâtrer nue,

Sous la nue,

Dans le ruisseau du jardin,

Sans craindre de voir dans l’ombre

Du bois sombre

Deux yeux s’allumer soudain.


« Il faudrait risquer sa tête

Inquiète,

Et tout braver pour me voir,

Le sabre nu de l’heiduque,

Et l’eunuque

Aux dents blanches, au front noir !


« Puis, je pourrais, sans qu’on presse

Ma paresse,

Laisser avec mes habits

Traîner sur les larges dalles

Mes sandales

De drap brodé de rubis. »


Ainsi se parle en princesse,

Et sans cesse

Se balance avec amour,

La jeune fille rieuse,

Oublieuse

Des promptes ailes du jour.


L’eau, du pied de la baigneuse

Peu soigneuse,

Rejaillit sur le gazon,

Sur sa chemise plissée,

Balancée

Aux branches d’un vert buisson.


Et cependant des campagnes

Ses compagnes

Prennent toutes le chemin.

Voici leur troupe frivole

Qui s’envole

En se tenant par la main.


Chacune, en chantant comme elle,

Passe, et mêle

Ce reproche à sa chanson :

Oh ! la paresseuse fille

Qui s’habille

Si tard un jour de moisson !


La chanson du fou


Au soleil couchant,

Toi qui vas cherchant

Fortune,

Prends garde de choir;

La terre, le soir,

Est brune.

L'océan trompeur

Couvre de vapeur

La dune.

Vois, à l'horizon,

Aucune maison

Aucune!


Maint voleur te suit,

La chose est, la nuit,

Commune.

Les dames des bois

Nous gardent parfois

Rancune.

Elles vont errer:

Crains d'en rencontrer

Quelqu'une.

Les lutins de l'air

Vont danser au clair

De lune.


A qui donc sommes-nous ?


A qui donc sommes-nous ? Qui nous a ? qui nous mène ?

Vautour fatalité, tiens-tu la race humaine ?

Oh ! parlez, cieux vermeils,

L'âme sans fond tient-elle aux étoiles sans nombre ?

Chaque rayon d'en haut est-il un fil de l'ombre

Liant l'homme aux soleils ?


Est-ce qu'en nos esprits, que l'ombre a pour repaires,

Nous allons voir rentrer les songes de nos pères ?

Destin, lugubre assaut !

O vivants, serions-nous l'objet d'une dispute ?

L'un veut-il notre gloire, et l'autre notre chute ?

Combien sont-ils là-haut ?

.....


Ecrit sur le tombeau d’un petit enfant au bord de la mer

Vieux lierre, frais gazon, herbe, roseaux, corolles ;

Église où l'esprit voit le Dieu qu'il rêve ailleurs ;

Mouches qui murmurez d'ineffables paroles

À l'oreille du pâtre assoupi dans les fleurs ;


Vents, flots, hymne orageux, choeur sans fin, voix sans nombre ;

Bois qui faites songer le passant sérieux ;

Fruits qui tombez de l'arbre impénétrable et sombre,

Étoiles qui tombez du ciel mystérieux ;


Oiseaux aux cris joyeux, vague aux plaintes profondes ;

Froid lézard des vieux murs dans les pierres tapi ;

Plaines qui répandez vos souffles sur les ondes ;

Mer où la perle éclôt, terre où germe l'épi ;


Nature d'où tout sort, nature où tout retombe,

Feuilles, nids, doux rameaux que l'air n'ose effleurer,

Ne faites pas de bruit autour de cette tombe ;

Laissez l'enfant dormir et la mère pleurer !


Elle était déchaussée, elle était décoiffée…


Elle était déchaussée, elle était décoiffée,

Assise, les pieds nus, parmi les joncs penchants ;

Moi qui passais par là, je crus voir une fée,

Et je lui dis : Veux-tu t'en venir dans les champs ?


Elle me regarda de ce regard suprême

Qui reste à la beauté quand nous en triomphons,

Et je lui dis : Veux-tu, c'est le mois où l'on aime,

Veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ?


Elle essuya ses pieds à l'herbe de la rive ;

Elle me regarda pour la seconde fois,

Et la belle folâtre alors devint pensive.

Oh ! comme les oiseaux chantaient au fond des bois !


Comme l'eau caressait doucement le rivage !

Je vis venir à moi, dans les grands roseaux verts,

La belle fille heureuse, effarée et sauvage,

Ses cheveux dans ses yeux, et riant au travers.


XXVI - Ce que dit la bouche d’ombre
.....
Sache que tout connaît sa loi, son but, sa route ;

Que, de l’astre au ciron, l’immensité s’écoute ;

Que tout a conscience en la création ;

Et l’oreille pourrait avoir sa vision,

Car les choses et l’être ont un grand dialogue.

Tout parle, l’air qui passe et l’alcyon qui vogue,

Le brin d’herbe, la fleur, le germe, l’élément.

T’imaginais-tu donc l’univers autrement ?

Crois-tu que Dieu, par qui la forme sort du nombre,

Aurait fait à jamais sonner la forêt sombre,

L’orage, le torrent roulant de noirs limons,

Le rocher dans les flots, la bête dans les monts,

La mouche, le buisson, la ronce où croît la mûre,

Et qu’il n’aurait rien mis dans l’éternel murmure ?

Crois-tu que l’eau du fleuve et les arbres des bois,

S’ils n’avaient rien à dire, élèveraient la voix ?

Prends-tu le vent des mers pour un joueur de flûte ?

Crois-tu que l’océan, qui se gonfle et qui lutte,

Serait content d’ouvrir sa gueule jour et nuit

Pour souffler dans le vide une vapeur de bruit,

Et qu’il voudrait rugir, sous l’ouragan qui vole,

Si son rugissement n’était une parole ?

Crois-tu que le tombeau, d’herbe et de nuit vêtu,

Ne soit rien qu’un silence ? et te figures-tu

Que la création profonde, qui compose

Sa rumeur des frissons du lys et de la rose,

De la foudre, des flots, des souffles du ciel bleu,

Ne sait ce qu’elle dit quand elle parle à Dieu ?

Crois-tu qu’elle ne soit qu’une langue épaissie ?

Crois-tu que la nature énorme balbutie,

Et que Dieu se serait, dans son immensité,

Donné pour tout plaisir, pendant l’éternité,

D’entendre bégayer une sourde-muette ?

Non, l’abîme est un prêtre et l’ombre est un poëte ;

Non, tout est une voix et tout est un parfum ;

Tout dit dans l’infini quelque chose à quelqu’un ;

Une pensée emplit le tumulte superbe.

Dieu n’a pas fait un bruit sans y mêler le verbe.

Tout, comme toi, gémit ou chante comme moi ;

Tout parle. Et maintenant, homme, sais-tu pourquoi

Tout parle ? Écoute bien. C’est que vents, ondes, flammes

Arbres, roseaux, rochers, tout vit !


Tout est plein d’âmes.


Mais comment ? Oh ! voilà le mystère inouï.

Puisque tu ne t’es pas en route évanoui,

Causons.
.....



La Légende des siècles
.....
Le mariage de Roland
.....
Quatre jours sont passés, et l’île et le rivage

Tremblent sous ce fracas monstrueux et sauvage.

Ils vont, viennent, jamais fuyant, jamais lassés,

Froissent le glaive au glaive et sautent les fossés,

Et passent, au milieu des ronces remuées,

Comme deux tourbillons et comme deux nuées.

Ô chocs affreux ! terreur ! tumulte étincelant !

Mais, enfin, Olivier saisit au corps Roland

Qui de son propre sang en combattant s’abreuve,

Et jette d’un revers Durandal dans le fleuve.
.....

L'épopée du ver

L’ombre a d’affreux recoins ;

Le point du jour blanchit les fentes de l’espace,

Et semble la lueur d’une lampe qui passe

Entre des ais mal joints.

Le monde, avec ses feux, ses chants, ses harmonies,

N’est qu’une éclosion immense d’agonies

Sous le bleu firmament,

Un pêle-mêle obscur de souffles et de râles,

Et de choses de nuit, vaguement sépulcrales,

Qui flottent un moment.

Dieu subit ma présence ; il en est incurable.

Toute forme créée, ô nuit, est peu durable.

Ô nuit, tout est pour nous ;

Tout m’appartient, tout vient à moi, gloire guerrière,

Force, puissance et joie, et même la prière,

Puisque j’ai ses genoux.

La démolition, voilà mon diamètre.

Le zodiaque ardent, que Rhamsès a beau mettre

Sur son sanglant écu,

Craint le ver du sépulcre, et l’aube est ma sujette ;

L’escarboucle est ma proie, et le soleil me jette

Des regards de vaincu.

L’univers magnifique et lugubre a deux cimes.

Ô vivants, à ses deux extrémités sublimes,

Qui sont aurore et nuit,

La création triste, aux entrailles profondes,

Porte deux Tout-puissants, le Dieu qui fait les mondes,

Le ver qui les détruit.
.....


Mon enfance
…..
Je revins, rapportant de mes courses lointaines

Comme un vague faisceau de lueurs incertaines.

Je rêvais, comme si j'avais, durant mes jours,

Rencontré sur mes pas les magiques fontaines

Dont l'onde enivre pour toujours.
…..


Le sacre de la femme

II
.....
Tantôt des bois, tantôt des mers, tantôt des nues,

Et proposait à Dieu des formes inconnues

Que le temps, moissonneur pensif, plus tard changea ;

On sentait sourdre, et vivre, et végéter déjà

Tous les arbres futurs, pins, érables, yeuses,

Dans des verdissements de feuilles monstrueuses ;

Une sorte de vie excessive gonflait

La mamelle du monde au mystérieux lait ;

Tout semblait presque hors de la mesure éclore ;

Comme si la nature, en étant proche encore,

Eût pris, pour ses essais sur la terre et les eaux,

Une difformité splendide au noir chaos.


Les divins paradis, pleins d’une étrange sève,

Semblent au fond des temps reluire dans le rêve,

Et, pour nos yeux obscurs, sans idéal, sans foi,

Leur extase aujourd’hui serait presque l’effroi ;

Mais qu’importe à l’abîme, à l’âme universelle

Qui dépense un soleil au lieu d’une étincelle,

Et qui, pour y pouvoir poser l’ange azuré,

Fait croître jusqu’aux cieux l’Éden démesuré !


Jours inouïs ! le bien, le beau, le vrai, le juste,

Coulaient dans le torrent, frissonnaient dans l’arbuste ;

L’aquilon louait Dieu de sagesse vêtu ;

L’arbre était bon ; la fleur était une vertu ;

.....
IV
Ève offrait au ciel bleu la sainte nudité ;

Ève blonde admirait l'aube, sa soeur vermeille.


Chair de la femme ! argile idéale ! ô merveille !

Pénétration sublime de l'esprit

Dans le limon que l'Être ineffable pétrit !

Matière où l'âme brille à travers son suaire !

Boue où l'on voit les doigts du divin statuaire !

Fange auguste appelant le baiser et le coeur,

Si sainte, qu'on ne sait, tant l'amour est vainqueur,

Tant l'âme est vers ce lit mystérieux poussée,

Si cette volupté n'est pas une pensée,

Et qu'on ne peut, à l'heure où les sens sont en feu,

Étreindre la beauté sans croire embrasser Dieu !


Ève laissait errer ses yeux sur la nature.

Et, sous les verts palmiers à la haute stature,

Autour d'Ève, au-dessus de sa tête, l'oeillet

Semblait songer, le bleu lotus se recueillait,

Le frais myosotis se souvenait ; les roses

Cherchaient ses pieds avec leurs lèvres demi-closes ;

Un souffle fraternel sortait du lys vermeil ;

Comme si ce doux être eût été leur pareil,

Comme si de ces fleurs, ayant toutes une âme,

La plus belle s'était épanouie en femme.


Spectacle rassurant

Tout est lumière, tout est joie,

L'araignée au pied diligent

Attache aux tulipes de soie

Ses rondes dentelles d'argent.

La frissonnante libellule

Mire les globes de ses yeux

Dans l'étang splendide où pullule

Tout un monde mystérieux !

La rose semble, rajeunie,

S'accoupler au bouton vermeil ;

L'oiseau chante plein d'harmonie

Dans les rameaux pleins de soleil.

Sa voix bénit le Dieu de l'âme

Qui, toujours visible au coeur pur,

Fait l'aube, paupière de flamme,

Pour le ciel, prunelle d'azur !

Sous les bois, où tout bruit s'émousse,

Le faon craintif joue en rêvant ;

Dans les verts écrins de la mousse

Luit le scarabée, or vivant.

La lune au jour est tiède et pâle

Comme un joyeux convalescent ;

Tendre, elle ouvre ses yeux d'opale

D'où la douceur du ciel descend !

La giroflée avec l'abeille

Folâtre en baisant le vieux mur ;

Le chaud sillon gaîment s'éveille,

Remué par le germe obscur.


Tout vit, et se pose avec grâce,

Le rayon sur le seuil ouvert,

L'ombre qui fuit sur l'eau qui passe,

Le ciel bleu sur le coteau vert !

La plaine brille, heureuse et pure ;

Le bois jase ; l'herbe fleurit.

- Homme ! ne crains rien ! la nature

Sait le grand secret, et sourit.


Poème À Villequier

Maintenant que Paris, ses pavés et ses marbres,

Et sa brume et ses toits sont bien loin de mes yeux ;

Maintenant que je suis sous les branches des arbres,

Et que je puis songer à la beauté des cieux ;

Maintenant que du deuil qui m’a fait l’âme obscure

Je sors, pâle et vainqueur,

Et que je sens la paix de la grande nature

Qui m’entre dans le coeur ;

Maintenant que je puis, assis au bord des ondes,

Ému par ce superbe et tranquille horizon,

Examiner en moi les vérités profondes

Et regarder les fleurs qui sont dans le gazon ;

Maintenant, ô mon Dieu ! que j’ai ce calme sombre

De pouvoir désormais

Voir de mes yeux la pierre où je sais que dans l’ombre

Elle dort pour jamais ;

Maintenant qu’attendri par ces divins spectacles,

Plaines, forêts, rochers, vallons, fleuve argenté,

Voyant ma petitesse et voyant vos miracles,

Je reprends ma raison devant l’immensité ;

Je viens à vous, Seigneur, père auquel il faut croire ;

Je vous porte, apaisé,

Les morceaux de ce coeur tout plein de votre gloire

Que vous avez brisé ;

Je viens à vous, Seigneur ! confessant que vous êtes

Bon, clément, indulgent et doux, ô Dieu vivant !

Je conviens que vous seul savez ce que vous faites,

Et que l’homme n’est rien qu’un jonc qui tremble au vent ;

Je dis que le tombeau qui sur les morts se ferme

Ouvre le firmament ;

Et que ce qu’ici-bas nous prenons pour le terme

Est le commencement ;

Je conviens à genoux que vous seul, père auguste,

Possédez l’infini, le réel, l’absolu ;

Je conviens qu’il est bon, je conviens qu’il est juste

Que mon coeur ait saigné, puisque Dieu l’a voulu !

Je ne résiste plus à tout ce qui m’arrive

Par votre volonté.

L’âme de deuils en deuils, l’homme de rive en rive,

Roule à l’éternité.

Nous ne voyons jamais qu’un seul côté des choses ;

L’autre plonge en la nuit d’un mystère effrayant.

L’homme subit le joug sans connaître les causes.

Tout ce qu’il voit est court, inutile et fuyant.

Vous faites revenir toujours la solitude

Autour de tous ses pas.

Vous n’avez pas voulu qu’il eût la certitude

Ni la joie ici-bas !

Dès qu’il possède un bien, le sort le lui retire.

Rien ne lui fut donné, dans ses rapides jours,

Pour qu’il s’en puisse faire une demeure, et dire :

C’est ici ma maison, mon champ et mes amours !

Il doit voir peu de temps tout ce que ses yeux voient ;

Il vieillit sans soutiens.

Puisque ces choses sont, c’est qu’il faut qu’elles soient ;

J’en conviens, j’en conviens !

Le monde est sombre, ô Dieu ! l’immuable harmonie

Se compose des pleurs aussi bien que des chants ;

L’homme n’est qu’un atome en cette ombre infinie,

Nuit où montent les bons, où tombent les méchants.

Je sais que vous avez bien autre chose à faire

Que de nous plaindre tous,

Et qu’un enfant qui meurt, désespoir de sa mère,

Ne vous fait rien, à vous !

Je sais que le fruit tombe au vent qui le secoue ;

Que l’oiseau perd sa plume et la fleur son parfum ;

Que la création est une grande roue

Qui ne peut se mouvoir sans écraser quelqu’un ;

Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent,

Passent sous le ciel bleu ;

Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent ;

Je le sais, ô mon Dieu !

Dans vos cieux, au-delà de la sphère des nues,

Au fond de cet azur immobile et dormant,

Peut-être faites-vous des choses inconnues

Où la douleur de l’homme entre comme élément.

Peut-être est-il utile à vos desseins sans nombre

Que des êtres charmants

S’en aillent, emportés par le tourbillon sombre

Des noirs événements.


Demain dès l'aube

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m'attends.
J'irai par la forêt, j'irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l'or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j'arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.


Mors

Je vis cette faucheuse. Elle était dans son champ.

Elle allait à grands pas moissonnant et fauchant,

Noir squelette laissant passer le crépuscule.

Dans l'ombre où l'on dirait que tout tremble et recule,

L'homme suivait des yeux les lueurs de la faulx.

Et les triomphateurs sous les arcs triomphaux

Tombaient ; elle changeait en désert Babylone,

Le trône en échafaud et l'échafaud en trône,

Les roses en fumier, les enfants en oiseaux,

L'or en cendre, et les yeux des mères en ruisseaux.

Et les femmes criaient : - Rends-nous ce petit être.

Pour le faire mourir, pourquoi l'avoir fait naître ? -

Ce n'était qu'un sanglot sur terre, en haut, en bas ;

Des mains aux doigts osseux sortaient des noirs grabats ;

Un vent froid bruissait dans les linceuls sans nombre ;

Les peuples éperdus semblaient sous la faulx sombre

Un troupeau frissonnant qui dans l'ombre s'enfuit ;

Tout était sous ses pieds deuil, épouvante et nuit.

Derrière elle, le front baigné de douces flammes,

Un ange souriant portait la gerbe d'âmes.


L’expiation
.....
Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !

Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,

Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,

La pâle mort mêlait les sombres bataillons.

D'un côté c'est l'Europe et de l'autre la France.

Choc sanglant ! des héros Dieu trompait l'espérance ;

Tu désertais, victoire, et le sort était las.

O Waterloo ! je pleure et je m'arrête, hélas !

Car ces derniers soldats de la dernière guerre

Furent grands ; ils avaient vaincu toute la terre,

Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,

Et leur âme chantait dans les clairons d'airain !
.....


La conscience

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva
Au bas d'une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l'ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l'espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes
L'oeil à la même place au fond de l'horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l'aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Etends de ce côté la toile de la tente. »
Et l'on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l'eut fixée avec des poids de plomb :
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l'enfant blond,
La fille de ses Fils, douce comme l'aurore ;
Et Caïn répondit : « je vois cet oeil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet oeil me regarde toujours! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d'elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu'il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d'Enos et les enfants de Seth ;
Et l'on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des noeuds de fer,
Et la ville semblait une ville d'enfer ;
L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l'épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d'entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l'aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L'oeil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit : " Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C'est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre
Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain,
L'oeil était dans la tombe et regardait Caïn.


Booz endormi

Booz s'était couché de fatigue accablé ;
Il avait tout le jour travaillé dans son aire ;
Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ;
Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.

Ce vieillard possédait des champs de blés et d'orge ;
Il était, quoique riche, à la justice enclin ;
Il n'avait pas de fange en l'eau de son moulin ;
Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.

Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril.
Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ;
Quand il voyait passer quelque pauvre glaneuse :
- Laissez tomber exprès des épis, disait-il.

Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.

Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu'il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.

Le vieillard, qui revient vers la source première,
Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ;
Et l'on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,
Mais dans l'oeil du vieillard on voit de la lumière.

Donc, Booz dans la nuit dormait parmi les siens ;
Près des meules, qu'on eût prises pour des décombres,
Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;
Et ceci se passait dans des temps très anciens.

Les tribus d'Israël avaient pour chef un juge ;
La terre, où l'homme errait sous la tente, inquiet
Des empreintes de pieds de géants qu'il voyait,
Etait mouillée encore et molle du déluge.

Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,
Booz, les yeux fermés, gisait sous la feuillée ;
Or, la porte du ciel s'étant entre-bâillée
Au-dessus de sa tête, un songe en descendit.

Et ce songe était tel, que Booz vit un chêne
Qui, sorti de son ventre, allait jusqu'au ciel bleu ;
Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

Et Booz murmurait avec la voix de l'âme :
" Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?
Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt,
Et je n'ai pas de fils, et je n'ai plus de femme.

" Voilà longtemps que celle avec qui j'ai dormi,
O Seigneur ! a quitté ma couche pour la vôtre ;
Et nous sommes encor tout mêlés l'un à l'autre,
Elle à demi vivante et moi mort à demi.

" Une race naîtrait de moi ! Comment le croire ?
Comment se pourrait-il que j'eusse des enfants ?
Quand on est jeune, on a des matins triomphants ;
Le jour sort de la nuit comme d'une victoire ;

Mais vieux, on tremble ainsi qu'à l'hiver le bouleau ;
Je suis veuf, je suis seul, et sur moi le soir tombe,
Et je courbe, ô mon Dieu ! mon âme vers la tombe,
Comme un boeuf ayant soif penche son front vers l'eau. "

Ainsi parlait Booz dans le rêve et l'extase,
Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés ;
Le cèdre ne sent pas une rose à sa base,
Et lui ne sentait pas une femme à ses pieds.

Pendant qu'il sommeillait, Ruth, une moabite,
S'était couchée aux pieds de Booz, le sein nu,
Espérant on ne sait quel rayon inconnu,
Quand viendrait du réveil la lumière subite.

Booz ne savait point qu'une femme était là,
Et Ruth ne savait point ce que Dieu voulait d'elle.
Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile.

La respiration de Booz qui dormait
Se mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.
On était dans le mois où la nature est douce,
Les collines ayant des lys sur leur sommet.

Ruth songeait et Booz dormait ; l'herbe était noire ;
Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement ;
Une immense bonté tombait du firmament ;
C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.

Tout reposait dans Ur et dans Jérimadeth ;
Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre
Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l'oeil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles.


Oceano nox

Oh ! combien de marins, combien de capitaines

Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,

Dans ce morne horizon se sont évanouis !

Combien ont disparu, dure et triste fortune !

Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,

Sous l'aveugle océan à jamais enfouis !

Combien de patrons morts avec leurs équipages !

L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages

Et d'un souffle il a tout dispersé sur les flots !

Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée.

Chaque vague en passant d'un butin s'est chargée ;

L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots !

Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues !

Vous roulez à travers les sombres étendues,

Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus.

Oh ! que de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rêve,

Sont morts en attendant tous les jours sur la grève

Ceux qui ne sont pas revenus !

On s'entretient de vous parfois dans les veillées.

Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillées,

Mêle encor quelque temps vos noms d'ombre couverts

Aux rires, aux refrains, aux récits d'aventures,

Aux baisers qu'on dérobe à vos belles futures,

Tandis que vous dormez dans les goémons verts !

On demande : - Où sont-ils ? sont-ils rois dans quelque île ?

Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile ? -

Puis votre souvenir même est enseveli.

Le corps se perd dans l'eau, le nom dans la mémoire.

Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,

Sur le sombre océan jette le sombre oubli.

Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue.

L'un n'a-t-il pas sa barque et l'autre sa charrue ?

Seules, durant ces nuits où l'orage est vainqueur,

Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre,

Parlent encor de vous en remuant la cendre

De leur foyer et de leur coeur !

Et quand la tombe enfin a fermé leur paupière,

Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre

Dans l'étroit cimetière où l'écho nous répond,

Pas même un saule vert qui s'effeuille à l'automne,

Pas même la chanson naïve et monotone

Que chante un mendiant à l'angle d'un vieux pont !

Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ?

O flots, que vous savez de lugubres histoires !

Flots profonds redoutés des mères à genoux !

Vous vous les racontez en montant les marées,

Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées

Que vous avez le soir quand vous venez vers nous!