ROBIN, Armand
Automne
Un reflet du couchant grossit en colline,
Œil où le regard est sang.
A l’automne,
La pomme du monde est humide et ronde,
Frétille entre les dents,
Douce peau travaillée de soleil, de pluie, de vent
Puis humide de paix.
Mobile dans l’ordre de la brume,
Les arbres près du village, roulant comme des bohémiens,
Content de longues histoires de voyage
Où nul ne comprend rien et que l’on craint.
Le programme en quelques siècles
On supprimera la foi
Au nom de la lumière,
Puis on supprimera la lumière.
On supprimera l’âme
Au nom de la raison,
Puis on supprimera la raison.
On supprimera la charité
Au nom de la justice,
Puis on supprimera la justice.
On supprimera l’amour
Au nom de la fraternité,
Puis on supprimera la fraternité.
On supprimera l’esprit de vérité
Au nom de l’esprit critique,
Puis on supprimera l’esprit critique.
On supprimera le sens du mot
Au nom du sens des mots,
Puis on supprimera le sens des mots.
On supprimera le sublime
Au nom de l’art,
Puis on supprimera l’art.
On supprimera les écrits
Au nom des commentaires,
Puis on supprimera les commentaires.
On supprimera le saint
Au nom du génie,
Puis on supprimera le génie.
On supprimera le prophète
Au nom du poète,
Puis on supprimera le poète.
On supprimera l’esprit
Au nom de la matière,
Puis on supprimera la matière ;
AU NOM DE RIEN ON SUPPRIMERA L’HOMME .
ON SUPPRIMERA LE NOM DE L’HOMME .
IL N Y AURA PLUS DE NOM.
NOUS Y SOMMES.
Offre sans demande
Aujourd'hui de nouveau j'ai besoin de verser
Mon âme devant vous en encrier d'écolier
Qui fait sur les tabliers des taches difficiles à aimer.
Je surgis à peine des illettrés ;
Du moins malgré les livres je ne suis pas lettré ;
Je ne sais pas être un civilisé.
Je ne suis pas «avant», je ne suis pas «pendant», je ne suis pas « après » ;
Je suis nomade et non contemporain ;
Je suis avec vous tous mais en nuée ;
Mes miens, si Purs, si Grands, si Vrais,
Je n'écris plus de livre ; les livres sont tous souillés;
Je lance quelques mots dans les vents et les nuées.
Ainsi que sont vos cœurs tous mes poèmes sont étouffés;
Poèmes dans les rives d'une rime en « é »
Poèmes d'un homme trépassé.
Qu'ils soient la Parole et non des paroles,
La Parole muette qui seule sait parler,
La Parole condamnée qui seule peut sauver,
La Parole niée qui seule peut affirmer.
La Parole qui ne peut jouer aucun rôle.
Lettre à mon père 1
Mon père, je vois bien que je me suis trompé
En voulant devenir un poète, un lettré;
Je n'ai réussi qu'à me fatiguer
Et qu'à tournicoter, tout brouillé.
Je suis allé plus loin qu'à nous il n'est permis;
On m'accable de haine et de raillerie;
Où je suis né j'aurais dû rester,
Tous ont eu raison de me châtier.
Lettre à mon père 2
Mon père, je t'écris dans l'encre rougeoyante de l'aurore.
Ma vie où les rochers et les ronces piquent encore,
Tu pourras la faucher, la sécher, l'engerber,
L'engranger parmi tes blés dans ton grenier.
J'ai gardé la douceur, le granit de jadis ;
Je n'ai pas effarouché de bruissetis dans les taillis ;
Sans troubler la toilette tintillonnante des bruyères,
Je te reviens, tout cahotant d'ornières.
Voici ma tête comme une lande courbe aux genêts soumis
Et mon âme vêtue en petit peu de lune bleuie.
Et viens, je te présente mon épouse : c'est l'épouse fatigue ;
Aprement, tendrement, nous jouâmes jour et nuit.
Je suis resté le chêne, la fontaine et le houx de chez nous;
Les moutons et les bœufs sous leurs pieds roux et mous
Me piétinent sourdement, lourdement, me délivrent
De ces risibles coquelicots que sont mes livres.
Mon âme est un buisson d'ajoncs que depuis dix ans
Ne viennent visiter ni chevaux, ni paysans;
Et pourtant, tu le sais,, les poulains à pleines dents
Me mangent lentement, chaudement, tendrement.
Mes poèmes, ne les regarde pas d'un œil trop gros ;
Je n'ai pas écrasé du réel sous mes mots ;
Ils sont trèfles trempés qu'à larges bras, très droit,
A vastes faux j'abats ; et tous sont du peuple, ont la foi.
Mon araire oscillante et délicate de poète,
Je la conduis, pas fier ; dans les souches hypocrites
Et criardes des images je titube. C'est un cheval bruissant
De harnais et de pas fidèles qui finit mon chant.
Père, je suis allé plus loin qu'à nous il n'est permis ;
Ils me disent poète et savant ! Je n'ai pas trahi
Notre ferme d'éternité. Loin des bourgeois mauvais
Je tiens bon dans notre règne de simples choses vraies.
Les fainéants près de moi disent : « Le fainéant, c'est lui ! »
Les méchants désarmés s'écrient : « Le méchant, c'est lui ! »
Et moi, pour qu'ils en vivent, je leur livrais gratis
L'âme du peuple, sa douceur, sa grandeur, son granit.
Tant mieux ! Père. Puisse l'insulte, gaulant mes branches,
M'arracher cette pomme sautillonnante d'impatience
Qu'est le cœur. Je veux rouler en fruit blessé aux pieds d'autrui
Eclaboussant mon instant d'herbe en d'autres vies.
/////////////////////////////////////////////////////
Paris ma grand' Ville
Trois millions de dénonciateurs
Sous l'oppresseur
Hitlérien
Trois millions de dénonciateurs
Sous l'oppresseur
Stalinien
Trois millions de dénonciateurs
Attendent tout oppresseur,
Lettre en main.
Et trois millions d'écrivains
Applaudissent: "C'est très bien !"
/////////////////////////////////////////////////////
Ma vie sans moi
…..
Sans seuil, sans sol, sans ciel, vent par vent je m’étends,
Passager m’assaillant de hasards oscillants,
Me plissant en sillages sauvages, multipliant
L’ouragan par l’ouragan, éconduisant
L’écume, lente amante étendant son lit blanc
…..
Je me fuis de vie en vie.
Moi par moi délogé, remplacé
Par d’autres plus puissants habitants
Ma vie sans moi par une vie où je serai
Pourra se remplacer.
Je dépasserai le temps,
Je me ferai mouvant, flottant.