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TROYAT, Henri

La neige en deuil

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Il n'avait jamais vu un avion de près. Celui-ci était de dimensions énormes. Trop grand pour les hommes. Trop lourd pour le ciel. Déchiqueté, rompu, il gisait sur le ventre, dans la neige, telle une bête blessée à mort. Le nez de l'appareil s'était aplati contre un butoir rocheux. L'une des ailes, arrachée, avait dû glisser le long de la pente. L'autre n'était plus qu'un moignon absurde, dressé, sans force, vers le ciel. La queue s'était détachée du corps, comme celle d'un poisson pourri. Deux larges trous béants, ouverts dans le fuselage, livraient à l'air des entrailles de tôles disloquées, de cuir lacérés et de fers tordus. Une housse de poudre blanche coiffait les parties supérieures de l'épave. Par contraste, les flancs nus et gris, labourés, souillés de traînées d'huile, paraissaient encore plus sales. La neige avait bu l'essence des réservoirs crevés. Des traces d'hémorragie entouraient la carcasse.

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Même mort, l'avion n'était pas chez lui dans la montagne. Tombé du ciel dans une contrée de solitude vierge, il choquait la pensée comme une erreur dans le calcul des siècles. Au lieu d'avancer dans l'espace, il avait reculé dans le temps. Construit pour aller de Calcutta à Londres, il s'était éloigné du monde d'aujourd'hui pour aboutir à un coin de planète, qui vivait selon une règle vieille de cent mille ans.

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De seconde en seconde, il mesurait mieux l'insolence de son entreprise. Toute sa chair se hérissait devant la perspective de l'épreuve qu'il avait acceptée. Escalader cette paroi raide, vertigineuse, cuirassée de verglas. Et, une fois là-haut, prendre l'argent des morts...

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Le soleil se couchait derrière la montagne, quand Isaïe atteint les premiers champs de culture, bordés de murets en pierres blanches.Au bout de la route était le village, bâti en pente, dont les maisons s'enfonçaient de tout leur poids dans le sol, comme par crainte de glisser plus bas. Des toits de lauze superposées descendaient en visière sur les minuscules fenêtres sans vie. Les hautes cheminées de bois, en forme de pyramides tronquées, fumaient tranquillement dans le soir.

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L'air était pur et froid. Toutes les montagnes, rangées en demi-cercle, assistaient au départ du troupeau. Isaïe marchait devant. Les bêtes le suivaient de près, serrées flanc à flanc,en balançant leur dos laineux et leur chanfrein busqué. Le bélier était parmi elles, avec ses cornes tordues et son odeur. Il se laissait porter, songeur, inutile, par le courant. De temps en temps, Isaïe se retournait pour voir son monde.


Quand on abordait une plaque de neige, les moutons paraissaient tout à coup plus sales. Ils trottaient en bêlant, happaient, ça et là, une brindille craquante. Après leur passage, l'étendue blanche était souillée par une longue traînée fangeuse, où des bouquets d'herbe rare frissonnaient au vent.

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Il se rappelait Marcellin, criant sa joie devant les débris de l'avion, courant vers les cadavres, les retournant, les détroussant avec des mains qui tremblaient de peur et de hâte.

Mon frère n'aurait pas fait ça, reprit-il. Il n'aurait pas volé l'argent des morts. Il n'aurait pas refusé de secourir quelqu'un dans la montagne. Toi, je ne te connais pas. Tu t'appelles peut-être Marcellin, mais je ne te connais pas. Ote-toi de mon chemin.

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Un coup de poing atteignit Isaïe à la lèvre. Il sentit un goût de sang sur sa langue. Son regard se voila.

Tu m'as frappé, dit-il doucement. Parce que tu sais que j'ai raison. Un voleur et un assassin. Voilà ce que tu es. Ton âme est méchante. Tu ne mérites pas d'exister...

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