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RASPAIL, Jean



Le camp des Saints

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Il se servit un large verre pour la soif et un autre pour le goût, conscient du superflu et s'en pourléchant avec un rien d'ostentation. Il coupa le jambon en tranches minces qu'il aligna joliment sur un plat d'étain, arrangea quelques olives, posa le fromage sur une feuille de vigne, les fruits dans un grand panier plat, puis il s'assit devant son souper et sourit, heureux. Il aimait. Comme tout amant comblé, il se retrouvait seul avec celle qu'il aimait. Ce soir-là, ce n'était pas une femme, ni même un être vivant, mais une sorte de projection de lui-même faite d'images innombrables auxquelles il s'identifiait. La fourchette d'argent, par exemple, aux dents usées, avec les initiales presque effacées d'une aïeule maternelle, un objet tout à fait étrange si l'on songe que l'Occident l'inventa par souci de dignité alors que le tiers des hommes plongent encore leurs mains dans ce qu'ils mangent. Le verre, cristal inutile, on en aligne quatre pour quoi faire ? Fallait-il vulgairement ne plus aligner de verres parce que le Sertao mourait de soif ou que l'Inde avalait le typhus avec la boue de ses puits taris ? Les cocus peuvent frapper à la porte, menacer, se venger, en amour on ne partage pas et l'on se moque du reste du monde : en fait, il n'existe pas. Les cocus du bonheur s'avançaient par milliers? Parfait ! Le professeur aligna quatre verres et déplaça la lampe pour mieux les éclairer : il en jaillit des étoiles. Plus loin, un bahut paysan, énorme, massif, intransportable, quatre siècles de certitude héréditaire comme disait le jeune homme et dans ce bahut, tant de linge accumulé, nappes, serviettes, draps, taies, torchons, lin inusable, fil d'autre temps, en piles si épaisses, serrées, extérieures, cachant d'autres trésors domestiques parfumés de lavande, que le professeur ne se souvenait pas avoir jamais eu recours aux piles intérieures que sa mère ou sa grand-mère avaient rangées là, il y avait si longtemps, ne distrayant au profit de leurs pauvres - les chères femmes au bon cœur si prudent ! Charité débridée n'est-elle pas d'abord péché contre soi-même? - que le linge usagé, honnêtement rapiécé mais pouvant encore servir. Puis les pauvres étaient devenus trop nombreux. C'est-à-dire qu'on ne les connaissait pas. Ils n'étaient pas d'ici. Ils n'avaient plus de noms. Ils envahissaient tout, ils devenaient trop malins. Ils pénétraient dans les familles, les maisons, les villes. Par milliers ils se frayaient passage de mille façons infaillibles. Par les boîtes aux lettres, ils appelaient au secours, leurs photos épouvantables jaillissaient chaque matin d'une enveloppe et revendiquaient au nom de collectivités. Ils se glissaient partout, par les journaux, la radio, les églises, les factions, on ne voyait plus qu'eux, des nations entières qui n'avaient même plus besoin de linge mais de comptes chèques postaux, hérissées d'appels déchirants, presque comminatoires. Il y eut pire. A la télévision, voilà qu'ils s'étaient mis à bouger, on les voyait mourir par milliers, l'hécatombe anonyme devenait spectacle permanent, avec ses chantres professionnels et ses meneurs de jeu. La terre était envahie par les pauvres. Le remords s'installait partout, le bonheur devenait une tare et que dire du plaisir ? Même au village de Calguès, donner un peu de linge propre, de la main à la main, était pris comme une insulte. Bref, on ne se sentait même plus meilleur en donnant, mais au contraire diminué, honteux. Alors le professeur avait fermé définitivement au monde ses armoires, bahuts, cave et garde-manger, le jour même, il s'en souvenait fort bien, où le précédent pape avait bradé le Vatican.

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