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RACINE, Jean


Andromaque

ACTE IV, Scène 5

.....
HERMIONE


Je ne t'ai point aimé, cruel ? Qu'ai-je donc fait ?

J'ai dédaigné pour toi les voeux de tous nos princes,

Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;

J'y suis encor, malgré tes infidélités,

Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.

Je leur ai commandé de cacher mon injure ;

J'attendais en secret le retour d'un parjure ;

J'ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,

Tu me rapporterais un coeur qui m'était dû.

Je t'aimais inconstant ; qu'aurais-je fait fidèle ?

Et même en ce moment où ta bouche cruelle

Vient si tranquillement m'annoncer le trépas,

Ingrat, je doute encor si je ne t'aime pas.

Mais, Seigneur, s'il le faut, si le Ciel en colère

Réserve à d'autres yeux la gloire de vous plaire,

Achevez votre hymen, j'y consens. Mais du moins

Ne forcez pas mes yeux d'en être les témoins.

Pour la dernière fois je vous parle peut-être :

Différez-le d'un jour ; demain vous serez maître.

Vous ne répondez point ? Perfide, je le voi,

Tu comptes les moments que tu perds avec moi !

Ton coeur, impatient de revoir ta Troyenne,

Ne souffre qu'à regret qu'un autre t'entretienne.

Tu lui parles du coeur, tu la cherches des yeux.

Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux :

Va lui jurer la foi que tu m'avais jurée,

Va profaner des Dieux la majesté sacrée.

Ces Dieux, ces justes Dieux n'auront pas oublié

Que les mêmes serments avec moi t'ont lié.

Porte aux pieds des autels ce coeur qui m'abandonne ;

Va, cours. Mais crains encor d'y trouver Hermione.
.....

ACTE V, Scène 1

…..


PYLADE

Il faut partir, Seigneur. Sortons de ce palais,

Ou bien résolvons-nous de n'en sortir jamais.

Nos Grecs pour un moment en défendent la porte ;

Tout le peuple assemblé nous poursuit à main-forte ;

Aux ordres d'Andromaque ici tout est soumis,

Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.

Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle,

Lui rend tous les devoirs d'une veuve fidèle,

Commande qu'on le venge, et peut-être sur nous

Veut venger Troie encore et son premier époux.

Allons, n'attendons pas que l'on nous environne :

Nos Grecs nous rejoindront ; et tandis qu'Hermione

Tient encore le peuple autour d'elle arrêté,

Voilà notre chemin, sortons en sûreté.


ORESTE

Non, non, c'est Hermione, amis, que je veux suivre.

A son dernier arrêt je ne puis plus survivre.

Partez : j'ai fait le crime, et je vais l'expier.


PYLADE

Hermione, Seigneur ? Il la faut oublier.

Quoi ! toujours l'instrument et l'objet de sa rage,

Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage ?

Et parce qu'elle meurt faut-il que vous mouriez ?


ORESTE

Elle meurt ? Dieux ! qu'entends-je ?


PYLADE

Eh quoi ? vous l'ignoriez ?

En rentrant dans ces lieux nous l'avons rencontrée

Qui courait vers le temple, inquiète, égarée.

Elle a trouvé Pyrrhus porté sur des soldats

Que son sang excitait à venger son trépas.

Sans doute à cet objet sa rage s'est émue.

Mais du haut de la porte enfin nous l'avons vue

Un poignard à la main sur Pyrrhus se courber,

Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber


ORESTE

Grâce aux dieux ! Mon malheur passe mon espérance !

Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance !

Appliqué sans relâche au soin de me punir,

Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir.

Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;

J'étais né pour servir d'exemple à ta colère,

Pour être du malheur un modèle accompli.

Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli.

Où sont ces deux amants ? Pour couronner ma joie,

Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie ;

L'un et l'autre en mourant je les veux regarder :

Réunissons : trois cœurs qui n'ont pu s'accorder…

Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne ?

De quel côté sortir ? D'où vient que je frissonne ?

Quelle horreur me saisit ! Grâce au ciel j'entrevois…

Dieux ! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi !


PYLADE

Ah ! Seigneur !

ORESTE

Quoi ? Pyrrhus, je te rencontre encore ?

Trouverai-je partout un rival que j'abhorre ?

Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé ?

Tiens, tiens, voilà le coup que je t'ai réservé.

Mais que vois-je ? A mes yeux Hermione l'embrasse !

Elle vient l'arracher au coup qui le menace ?

Dieux ! quels affreux regards elle jette sur moi !

Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?

Eh bien ! filles d'enfer vos mains sont-elles prêtes ?

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?

A qui destinez-vous l'appareil qui vous suit ?

Venez-vous m'enlever dans l'éternelle nuit ?

Venez, à vos fureurs Oreste s'abandonne.

Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :

L'ingrate mieux que vous saura me déchirer ;

Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.


PYLADE

Il perd le sentiment Amis, le temps nous presse.

Ménageons les moments que ce transport nous laisse.

Sauvons-le. Nos efforts deviendraient impuissants

S'il reprenait ici sa rage avec ses sens.

…..



Athalie
…..
Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe?)
Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge.
Je l'évite partout, partout il me poursuit.
C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit.
Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée,
comme au jour de sa mort pompeusement parée.
Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté ;
Même elle avait encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage,
Pour réparer des ans l'irréparable outrage.
«Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi.
Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille.» En achevant ces mots épouvantables,
Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;
Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser.
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange
D'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux
que des chiens dévorants se disputaient entre eux.
…..


Bérénice
…..
Scène IV, 5
.....
BERENICE

Quoi ? Pour d'injustes lois que vous pouvez changer,

En d'éternels chagrins vous-même vous plonger ?

Rome a ses droits, Seigneur : n'avez-vous pas les vôtres ?

Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?

Dites, parlez.


TITUS

Hélas ! Que vous me déchirez !


BERENICE

Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !


TITUS

Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire,

Je frémis. Mais enfin, quand j'acceptai l'empire,

Rome me fit jurer de maintenir ses droits :

Il les faut maintenir. Déjà plus d'une fois

Rome a de mes pareils exercé la constance.

Ah ! Si vous remontiez jusques à sa naissance,

Vous les verriez toujours à ses ordres soumis.

L'un, jaloux de sa foi, va chez les ennemis

Chercher, avec la mort, la peine toute prête ;

D'un fils victorieux l'autre proscrit la tête ;

L'autre, avec des yeux secs et presque indifférents,

Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants.

Malheureux ! Mais toujours la patrie et la gloire

Ont parmi les Romains remporté la victoire.

Je sais qu'en vous quittant le malheureux Titus

Passe l'austérité de toutes leurs vertus ;

Qu'elle n'approche point de cet effort insigne.

Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne

De laisser un exemple à la postérité,

Qui sans de grands efforts ne puisse être imité ?
.....
Scène V

BERENICE
Hé bien ! Régnez, cruel ; contentez votre gloire :
Je ne dispute plus. J'attendais, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments
D'un amour qui devait unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même, j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien, et pour jamais, adieu.
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence, et que le jour finisse,
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus !
L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence ?
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.

TITUS
Je n'aurai pas, Madame, à compter tant de jours.
J'espère que bientôt la triste renommée
Vous fera confesser que vous étiez aimée.
Vous verrez que Titus n'a pu sans expirer...

BERENICE
Ah ! Seigneur, s'il est vrai, pourquoi nous séparer ?
Je ne vous parle point d'un heureux hyménée :
Rome à ne vous plus voir m'a-t-elle condamnée ?
Pourquoi m'enviez-vous l'air que vous respirez ?

TITUS
Hélas ! Vous pouvez tout, Madame. Demeurez :
Je n'y résiste point ; mais je sens ma faiblesse :
Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
Et sans cesse veiller à retenir mes pas
Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
Que dis-je ? En ce moment mon coeur, hors de lui-même,
S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime.

BERENICE
Hé bien, Seigneur, hé bien ! Qu'en peut-il arriver ?
Voyez-vous les Romains prêts à se soulever ?

TITUS
Et qui sait de quel oeil ils prendront cette injure ?
S'ils parlent, si les cris succèdent au murmure,
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix ?
S'ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,
A quoi m'exposez-vous ? Par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience ?
Que n'oseront-ils point alors me demander ?
Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder ?

BERENICE
Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.

TITUS
Je les compte pour rien ? Ah ciel ! Quelle injustice !

BERENICE
Quoi ? Pour d'injustes lois que vous pouvez changer,
En d'éternels chagrins vous-même vous plonger ?
Rome a ses droits, Seigneur : n'avez-vous pas les vôtres ?
Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres ?
Dites, parlez.

TITUS
                Hélas ! Que vous me déchirez !

BERENICE
Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !
….


Phèdre
.....
ACTE I, Scène 3
.....
Mon mal vient de plus loin. À peine au fils d’Égée

Sous les lois de l’hymen je m’étais engagée,

Mon repos, mon bonheur semblait être affermi ;

Athènes me montra mon superbe ennemi.

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;

Je sentis tout mon corps, et transir et brûler.

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables.

Par des vœux assidus je crus les détourner :

Je lui bâtis un temple, et pris soin de l’orner.

De victimes moi-même à toute heure entourée,

Je cherchais dans leurs flancs ma raison égarée.

D’un incurable amour remèdes impuissants !

En vain sur les autels ma main brûlait l’encens :

Quand ma bouche implorait le nom de la déesse,

J’adorais Hippolyte, et le voyant sans cesse,

Même au pied des autels que je faisais fumer.

J’offrais tout à ce dieu, que je n’osais nommer.

Je l’évitais partout. Ô comble de misère !

Mes yeux le retrouvaient dans les traits de son père.

Contre moi-même enfin j’osai me révolter :

J’excitai mon courage à le persécuter.

Pour bannir l’ennemi dont j’étais idolâtre,

J’affectai les chagrins d’une injuste marâtre ;

Je pressai son exil, et mes cris éternels

L’arrachèrent du sein, et des bras paternels.

Je respirais, Œnone ; et depuis son absence,

Mes jours moins agités coulaient dans l’innocence.
.....

ACTE V, Scène 6


Théramène.


À peine nous sortions des portes de Trézène,

Il était sur son char ; ses gardes affligés

Imitaient son silence, autour de lui rangés ;

Il suivait tout pensif le chemin de Mycènes ;

Sa main sur les chevaux laissait flotter les rênes ;

Ses superbes coursiers qu’on voyait autrefois

Pleins d’une ardeur si noble obéir à sa voix,

L’œil morne maintenant, et la tête baissée,

Semblaient se conformer à sa triste pensée.

Un effroyable cri, sorti du fond des flots,

Des airs en ce moment a troublé le repos ;

Et du sein de la terre une voix formidable

Répond en gémissant à ce cri redoutable.

Jusqu’au fond de nos cœurs notre sang s’est glacé ;

Des coursiers attentifs le crin s’est hérissé.

Cependant sur le dos de la plaine liquide,

S’élève à gros bouillons une montagne humide ;

L’onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,

Parmi des flots d’écume, un monstre furieux.

Son front large est armé de cornes menaçantes ;

Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes,

Indomptable taureau, dragon impétueux,

Sa croupe se recourbe en replis tortueux ;

Ses longs mugissements font trembler le rivage.

Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;

La terre s’en émeut, l’air en est infecté ;

Le flot qui l’apporta recule épouvanté.

Tout fuit ; et sans s’armer d’un courage inutile,

Dans le temple voisin chacun cherche un asile.

Hippolyte lui seul, digne fils d’un héros,

Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,

Pousse au monstre, et d’un dard lancé d’une main sûre,

Il lui fait dans le flanc une large blessure.

De rage et de douleur le monstre bondissant

Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,

Se roule, et leur présente une gueule enflammée

Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.

La frayeur les emporte ; et, sourds à cette fois,

Ils ne connaissent plus ni le frein ni la voix ;

En efforts impuissants leur maître se consume ;

Ils rougissent le mors d’une sanglante écume.

On dit qu’on a vu même, en ce désordre affreux,

Un dieu qui d’aiguillons pressait leur flanc poudreux.

À travers les rochers la peur les précipite ;

L’essieu crie et se rompt : l’intrépide Hippolyte

Voit voler en éclats tout son char fracassé ;

Dans les rênes lui-même il tombe embarrassé.

Excusez ma douleur : cette image cruelle

Sera pour moi de pleurs une source éternelle.

J’ai vu, seigneur, j’ai vu votre malheureux fils

Traîné par les chevaux que sa main a nourris.

Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;

Ils courent : tout son corps n’est bientôt qu’une plaie.

De nos cris douloureux la plaine retentit.

Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :

Ils s’arrêtent non loin de ces tombeaux antiques

Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.

J’y cours en soupirant, et sa garde me suit :

De son généreux sang la trace nous conduit ;

Les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes

Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes.

J’arrive, je l’appelle ; et me tendant la main,

Il ouvre un œil mourant qu’il referme soudain :

« Le ciel, dit-il, m’arrache une innocente vie.

« Prends soin après ma mort de la triste Aricie.

« Cher ami, si mon père un jour désabusé

« Plaint le malheur d’un fils faussement accusé,

« Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,

« Dis-lui qu’avec douceur il traite sa captive ;

« Qu’il lui rende… » À ce mot, ce héros expiré

N’a laissé dans mes bras qu’un corps défiguré :

Triste objet où des dieux triomphe la colère,

Et que méconnaîtrait l’œil même de son père.