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LA FONTAINE, Jean de


Le chêne et le roseau


[Ésope]


Le chêne un jour dit au roseau :

« Vous avez bien sujet d'accuser la nature ;

Un roitelet pour vous est un pesant fardeau.

Le moindre vent qui d'aventure

Fait rider la face de l'eau

Vous oblige à baisser la tête :

Cependant que mon front, au Caucase pareil,

Non content d'arrêter les rayons du soleil,

Brave l'effort de la tempête.

Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr.

Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage

Dont je couvre le voisinage,

Vous n'auriez pas tant à souffrir :

Je vous défendrais de l'orage.

Mais vous naissez le plus souvent

Sur les humides bords des royaumes du vent.

La nature envers vous me semble bien injuste.

— Votre compassion, lui répondit l'arbuste,

Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.

Les vents me sont moins qu'à vous redoutables.

Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici

Contre leurs coups épouvantables

Résisté sans courber le dos ;

Mais attendons la fin. » Comme il disait ces mots,

Du bout de l'horizon accourt avec furie

Le plus terrible des enfants

Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.

L'arbre tient bon ; le roseau plie.

Le vent redouble ses efforts,

Et fait si bien qu'il déracine

Celui de qui la tête au ciel était voisine,

Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.


Le laboureur et ses enfants


Travaillez, prenez de la peine :

C’est le fonds qui manque le moins.

Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,

Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.

Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage

Que nous ont laissé nos parents.

Un trésor est caché dedans.

Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage

Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.

Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’Oût.

Creusez, fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place

Où la main ne passe et repasse.

Le père mort, les fils vous retournent le champ

Deçà, delà, partout ; si bien qu’au bout de l’an

Il en rapporta davantage.

D’argent, point de caché. Mais le père fut sage

De leur montrer avant sa mort

Que le travail est un trésor.


La jeune veuve


…..

C'est toujours même note et pareil entretien :

On dit qu'on est inconsolable ;

On le dit, mais il n'en est rien,

Comme on verra par cette fable,

Ou plutôt par la vérité.

L'Époux d'une jeune Beauté

Partait pour l'autre monde. A ses côtés, sa Femme

Lui criait : Attends-moi, je te suis ; et mon âme,

Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler.

Le Mari fait seul le voyage.

La Belle avait un Père, homme prudent et sage :

Il laissa le torrent couler.(1)

A la fin, pour la consoler,

Ma fille, luit dit-il, c'est trop verser de larmes :

Qu'a besoin le Défunt que vous noyiez vos charmes ?

Puisqu'il est des vivants, ne songez plus aux morts.

…..


Aimons, foutons


Aimons, foutons, ce sont des plaisirs

Qu’il ne faut pas que l’on sépare;

La jouissance et les désirs

Sont ce que l’âme a de plus rare.


D’un vit, d’un con et de deux cœurs

Naît un accord plein de douceurs

Que les dévots blâment sans cause.

Amaryllis, pensez-y bien :

Aimer sans foutre est peu de chose,

Foutre sans aimer, ce n’est rien.


Hymne de la volupté

Ô douce Volupté, sans qui, dès notre enfance,

Le vivre et le mourir nous deviendraient égaux ;

Aimant universel de tous les animaux,

Que tu sais attirer avec violence !

Par toi tout se meut ici-bas.

C'est pour toi, c'est pour tes appas,

Que nous courons après la peine ;

Il n'est ni soldat, ni capitaine,

Ni ministre d'Etat, ni prince, ni sujet,

Qui ne t'ait pour unique objet.

Nous autres nourrissons, si, pour fruit de nos veilles,

Un bruit délicieux me charmait nos oreilles,

Si nous ne nous sentions chatouillés de ce son,

Ferions-nous un mot de chanson ?

Ce qu'on appelle gloire en termes magnifiques,

Ce qui servait de prix dans les Jeux Olympiques,

N'est que toi proprement, divine Volupté.

Et le plaisir des sens n'est-il de rien compté ?

Pour quoi sont faits les dons de Flore,

Le Soleil couchant et l'Aurore,

Pomone et ses mets délicats,

Bacchus, l'âme des bons repas.

Les forêts, les eaux, les prairies,

Mères des douces rêveries ?

Pourquoi tant de beaux arts, qui tous sont tes enfants ?

Mais pour quoi les Chloris aux appas triomphants,

Que pour maintenir ton commerce ?

J'entends innocemment : sur son propre désir

Quelque rigueur que l'on exerce,

Encore y prend-on du plaisir.


Volupté, Volupté, qui fut jadis maîtresse

Du plus bel esprit de la Grèce,

Ne me dédaigne pas, viens-t'en loger chez moi ;

Tu n'y seras pas sans emploi :

J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,

La ville et la campagne, enfin tout ; il n'est rien

Qui ne me soit souverain bien,

Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique.

Viens donc ; et de ce bien, ô douce Volupté,

Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine ?

Il m'en faut tout au moins un siècle bien compté ;

Car trente ans, ce n'est pas la peine.



Éloge de l'amour

Tout l'Univers obéit à l'Amour ;

Belle Psyché, soumettez-lui votre âme.

Les autres dieux à ce dieu font la cour,

Et leur pouvoir est moins doux que sa flamme.

Des jeunes coeurs c'est le suprême bien

Aimez, aimez ; tout le reste n'est rien.

Sans cet Amour, tant d'objets ravissants,

Lambris dorés, bois, jardins, et fontaines,

N'ont point d'appâts qui ne soient languissants,

Et leurs plaisirs sont moins doux que ses peines.

Des jeunes coeurs c'est le suprême bien

Aimez, aimez ; tout le reste n'est rien.


La cigale et la fourmi

La Cigale, ayant chanté
Tout l’été, Se trouva fort dépourvue

Quand la bise fut venue :

Pas un seul petit morceau

De mouche ou de vermisseau.

Elle alla crier famine

Chez la Fourmi sa voisine,

La priant de lui prêter

Quelque grain pour subsister

Jusqu’à la saison nouvelle.

« Je vous paierai, lui dit-elle,

Avant l’Oût, foi d’animal,

Intérêt et principal.

« La Fourmi n’est pas prêteuse :

C’est là son moindre défaut.

Que faisiez-vous au temps chaud ?

Dit-elle à cette emprunteuse.

– Nuit et jour à tout venant

Je chantais, ne vous déplaise.

– Vous chantiez ? j’en suis fort aise

. Eh bien! dansez maintenant



La Poule aux oeufs d’or

L'Avarice perd tout en voulant tout gagner.

Je ne veux pour le témoigner

Que celui dont la Poule, à ce que dit la fable,

Pondait tous les jours un œuf d'or.

Il crut que dans son corps elle avait un trésor.

Il la tua, l'ouvrit, et la trouva semblable

A celles dont les œufs ne lui rapportaient rien,

S'étant lui-même ôté le plus beau de son bien.

Belle leçon pour les gens chiches :

Pendant ces derniers temps, combien en a-t-on vus

Qui du soir au matin sont pauvres devenus

Pour vouloir trop tôt être riches ?


La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf

Une grenouille vit un boeuf

Qui lui sembla de belle taille.

Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un oeuf,

Envieuse s’étend, et s’enfle, et se travaille,

Pour égaler l’animal en grosseur,

Disant : « Regardez bien, ma soeur ;

Est-ce assez ? dites-moi. N’y suis-je point encore ?

–Nenni– M’y voici donc? –Point du tout. –M’y voilà?

–Vous n’en approchez point. » La chétive pécore

S’enfla si bien qu’elle creva.

Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages :

Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs ;

Tout prince a des ambassadeurs,

Tout marquis veut avoir des pages.


Le Corbeau et le Renard

Maître Corbeau, sur un arbre perché,

Tenait en son bec un fromage.

Maître Renard, par l'odeur alléché,

Lui tint à peu près ce langage :

"Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau.

Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Sans mentir, si votre ramage

Se rapporte à votre plumage,

Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. "

A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ;

Et pour montrer sa belle voix,

Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.

Le Renard s'en saisit, et dit : "Mon bon Monsieur,

Apprenez que tout flatteur

Vit aux dépens de celui qui l'écoute :

Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. "

Le Corbeau, honteux et confus,

Jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.


Les animaux malades de la peste

            Un mal qui répand la terreur,

            Mal que le Ciel en sa fureur

Inventa pour punir les crimes de la terre,

La Peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom),

Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,

            Faisait aux animaux la guerre.

Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés :

            On n'en voyait point d'occupés

A chercher le soutien d'une mourante vie ;

            Nul mets n'excitait leur envie ;

            Ni Loups ni Renards n'épiaient

            La douce et l'innocente proie.

            Les Tourterelles se fuyaient ;

            Plus d'amour, partant plus de joie.

Le Lion tint conseil, et dit : Mes chers amis,

            Je crois que le Ciel a permis

            Pour nos péchés cette infortune ;

            Que le plus coupable de nous

Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;

Peut-être il obtiendra la guérison commune.

L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents

            On fait de pareils dévouements :

Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence

            L'état de notre conscience.

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons

            J'ai dévoré force moutons ;

            Que m'avaient-ils fait ? Nulle offense :

Même il m'est arrivé quelquefois de manger

                        Le Berger.

Je me dévouerai donc, s'il le faut ; mais je pense

Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi 

Car on doit souhaiter selon toute justice

            Que le plus coupable périsse.

Sire, dit le Renard, vous êtes trop bon Roi ;

Vos scrupules font voir trop de délicatesse ;

Et bien, manger moutons, canaille, sotte espèce.

Est-ce un péché ? Non non. Vous leur fîtes, Seigneur,

            En les croquant beaucoup d'honneur;

            Et quant au Berger, l'on peut dire

            Qu'il était digne de tous maux,

Etant de ces gens-là qui sur les animaux

            Se font un chimérique empire.

Ainsi dit le Renard, et flatteurs d'applaudir.

            On n'osa trop approfondir

Du Tigre, ni de l'Ours, ni des autres puissances

            Les moins pardonnables offenses.

Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples Mâtins

Au dire de chacun, étaient de petits saints.

L'Âne vint à son tour, et dit : J'ai souvenance

            Qu'en un pré de Moines passant,

La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et je pense

            Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.

Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.

A ces mots on cria haro sur le Baudet.

Un Loup quelque peu clerc prouva par sa harangue

Qu'il fallait dévouer ce maudit Animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.

Sa peccadille fut jugée un cas pendable.

Manger l'herbe d'autrui ! quel crime abominable !

            Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait : on le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de Cour vous rendront blanc ou noir.
…..


Les Médecins


Le médecin Tant-pis allait voir un malade

Que visitait aussi son confrère Tant-mieux.

Ce dernier espérait, quoique son camarade

Soutînt que le gisant irait voir ses aïeux.

Tous deux s'étant trouvés différents pour la cure,

Leur malade paya le tribut à Nature,

Après qu'en ses conseils Tant-pis eut été cru.

Ils triomphaient encor sur cette maladie.

L'un disait : « Il est mort; je l'avais bien prévu.

S'il m'eût cru, disait l'autre, il serait plein de vie ».


Le loup et l’agneau


La raison du plus fort est toujours la meilleure :

Nous l’allons montrer tout à l’heure.


Un Agneau se désaltérait

Dans le courant d’une onde pure.

Un Loup survient à jeun qui cherchait aventure,

Et que la faim en ces lieux attirait.

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ?

Dit cet animal plein de rage :

Tu seras châtié de ta témérité.

– Sire, répond l’Agneau, que votre Majesté

Ne se mette pas en colère ;

Mais plutôt qu’elle considère

Que je me vas désaltérant

Dans le courant,

Plus de vingt pas au-dessous d’Elle,

Et que par conséquent, en aucune façon,

Je ne puis troubler sa boisson.

– Tu la troubles, reprit cette bête cruelle,

Et je sais que de moi tu médis l’an passé.

– Comment l’aurais-je fait si je n’étais pas né ?

Reprit l’Agneau, je tette encor ma mère.

– Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.

– Je n’en ai point.

– C’est donc quelqu’un des tiens :

Car vous ne m’épargnez guère,

Vous, vos bergers, et vos chiens.

On me l’a dit : il faut que je me venge.

Là-dessus, au fond des forêts

Le Loup l’emporte, et puis le mange,

Sans autre forme de procès.



Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre.

Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre.

L’un d’eux s’ennuyant au logis

Fut assez fou pour entreprendre

Un voyage en lointain pays.

L’autre lui dit : Qu’allez-vous faire ?

Voulez-vous quitter votre frère ?

L’absence est le plus grand des maux :

Non pas pour vous, cruel. Au moins, que les travaux,

Les dangers, les soins du voyage,

Changent un peu votre courage.

Encor si la saison s’avançait davantage !

Attendez les zéphyrs. Qui vous presse ? Un corbeau

Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.

Je ne songerai plus que rencontre funeste,

Que Faucons, que réseaux. Hélas, dirai-je, il pleut :

Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,

Bon soupé, bon gîte, et le reste ?

Ce discours ébranla le cœur

De notre imprudent voyageur ;

Mais le désir de voir et l’humeur inquiète

L’emportèrent enfin. Il dit : Ne pleurez point :

Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite ;

Je reviendrai dans peu conter de point en point

Mes aventures à mon frère.

Je le désennuierai : quiconque ne voit guère

N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint

Vous sera d’un plaisir extrême.

Je dirai : J’étais là ; telle chose m’avint ;

Vous y croirez être vous-même.

A ces mots en pleurant ils se dirent adieu.

Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage

L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.

Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage

Maltraita le Pigeon en dépit du feuillage.

L’air devenu serein, il part tout morfondu,

Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie,

Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,

Voit un pigeon auprès ; cela lui donne envie :

Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las,

Les menteurs et traîtres appas.

Le las était usé ! si bien que de son aile,

De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin.
Quelque plume y périt ; et le pis du destin

Fut qu’un certain Vautour à la serre cruelle

Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle

Et les morceaux du las qui l’avait attrapé,

Semblait un forçat échappé.

Le vautour s’en allait le lier, quand des nues

Fond à son tour un Aigle aux ailes étendues.

Le Pigeon profita du conflit des voleurs,

S’envola, s’abattit auprès d’une masure,

Crut, pour ce coup, que ses malheurs

Finiraient par cette aventure ;

Mais un fripon d’enfant, cet âge est sans pitié,

Prit sa fronde et, du coup, tua plus d’à moitié

La volatile malheureuse,

Qui, maudissant sa curiosité,

Traînant l’aile et tirant le pié,

Demi-morte et demi-boiteuse,

Droit au logis s’en retourna.

Que bien, que mal, elle arriva

Sans autre aventure fâcheuse.

Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger

De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines.

Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?

Que ce soit aux rives prochaines ;

Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,

Toujours divers, toujours nouveau ;

Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste ;

J’ai quelquefois aimé ! je n’aurais pas alors

Contre le Louvre et ses trésors,

Contre le firmament et sa voûte céleste,

Changé les bois, changé les lieux

Honorés par les pas, éclairés par les yeux

De l’aimable et jeune Bergère

Pour qui, sous le fils de Cythère,

Je servis, engagé par mes premiers serments.

Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?

Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants

Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?

Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !

Ne sentirai-je plus de charme qui m ’arrête ?

Ai-je passé le temps d’aimer ?