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RACAN


Pour un marinier


Dessus la mer de Cypre où souvent il arrive

Que les meilleurs nochers se perdent dès la rive,

J'ai navigué la nuit plus de fois que le jour.

La beauté d'Uranie est mon pôle et mon phare,

Et, dans quelque tourmente où ma barque s'égare,

Je n'invoque jamais d'autre dieu que l'Amour.


Souvent à la merci des funestes Pléiades

Ce pilote sans peur m'a conduit en des rades

Où jamais les vaisseaux ne s'étaient hasardés,

Et, sans faire le vain, ceux qui m'entendront dire

De quel art cet enfant a guidé mon navire,

Ne l'accuseront plus d'avoir les yeux bandés.


Il n'est point de brouillards que ses feux n'éclaircissent ;

Par ses enchantements les vagues s'adoucissent ;

La mer se fait d'azur et les cieux de saphirs,

Et, devant la beauté dont j'adore l'image,

En faveur du printemps, qui luit en son visage,

Les plus fiers aquilons se changent en zéphyrs.


Mais, bien que dans ses yeux l'amour prenne ses charmes,

Qu'il y mette ses feux, qu'il y forge ses armes,

Et qu'il ait établi son empire en ce lieu,

Toutefois sa grandeur leur rend obéissance ;

Sur cette âme de glace il n'a point de puissance,

Et seulement contre elle il cesse d'être dieu.


Je sais bien que ma nef y doit faire naufrage ;

Ma science m'apprend à prédire l'orage ;

Je connais le rocher qu'elle cache en son sein ;

Mais plus j'y vois de morts et moins je m'épouvante ;

Je me trahis moi-même, et l'art dont je me vante,

Pour l'honneur de périr en un si beau dessein.


Stances


Thirsis, il faut penser à faire la retraite :

La course de nos jours est plus qu’à demi- faite.

L’âge insensiblement nous conduit à la mort.

Nous avons assez vu sur la mer de ce monde

Errer au gré des flots notre nef vagabonde ;

Il est temps de jouir des délices du port.


Le bien de la fortune est un bien périssable ;

Quand on bâtit sur elle on bâtit sur le sable.

Plus on est élevé, plus on court de dangers :

Les grands pins sont en bute aux coups de la tempête,

Et la rage des vents brise plutôt le faîte

Des maisons de nos rois que des toits des bergers.


Ô bien-heureux celui qui peut de sa mémoire

Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire

Dont l’inutile soin traverse nos plaisirs,

Et qui, loin retiré de la foule importune,

Vivant dans sa maison content de sa fortune,

A selon son pouvoir mesuré ses desirs !


Il laboure le champ que labourait son père ;

Il ne s’informe point de ce qu’on delibère

Dans ces graves conseils d’affaires accablés ;

Il voit sans interêt la mer grosse d’orages,

Et n’observe des vents les sinistres présages

Que pour le soin qu’il a du salut de ses bleds.


Roi de ses passions, il a ce qu’il désire,

Son fertile domaine est son petit empire ;

Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau ;

Ses champs et ses jardins sont autant de provinces,

Et, sans porter envie à la pompe des princes,

Se contente chez lui de les voir en tableau.


Il voit de toutes parts combler d’heur sa famille,

La javelle à plein poing tomber sous la faucille,

Le vendangeur ployer sous le faix des paniers,

Et semble qu’à l’envie les fertiles montagnes,

Les humides vallons et les grasses campagnes

S’efforcent à remplir sa cave et ses greniers.


Il suit aucunesfois un cerf par les foulées

Dans ces vieilles forests du peuple reculées

Et qui mesme du jour ignorent le flambeau ;

Aucunesfois des chiens il suit les voix confuses,

Et voit enfin le lièvre, après toutes ses ruses,

Du lieu de sa naissance en faire son tombeau.


Tantôt il se promène au long de ses fontaines,

De qui les petits flots font luire dans les plaines

L’argent de leurs ruisseaux parmi l’or des moissons ;

Tantôt il se repose avec les bergères

Sur des lits naturels de mousse et de fougères,

Qui n’ont autres rideaux que l’ombre des buissons.


Il soupire en repos l’ennui de sa vieillesse

Dans ce même foyer où sa tendre jeunesse

A vu dans le berceau ses bras emmaillotter ;

Il tient par les moissons registre des années,

Et voit de temps en temps leurs courses enchaînées

Vieillir avec lui les bois qu’il a plantés.


Il ne va point fouiller aux terres inconnues,

À la merci des vents et des ondes chenues,

Ce que Nature avare a caché de trésors,

Et ne recherche point, pour honorer sa vie,

De plus illustre mort, ni plus digne d’envie,

Que de mourir au lit où ses pères sont morts.


Il contemple du port les insolentes rages

Des vents de la faveur, auteurs de nos orages,

Allumer des mutins les desseins factieux,

Et voit en un clin d’œil, par un contraire échange,

L’un déchiré du peuple au milieu de la fange,

Et l’autre à même temps élevé dans les cieux.


S’il ne possede point ces maisons magnifiques,

Ces tours, ces chapiteaux, ces superbes portiques,

Où la magnificence étale ses attraits,

Il jouit des beautés qu’ont les saisons nouvelles,

Il voit de la verdure et des fleurs naturelles,

Qu’en ces riches lambris l’on ne voit qu’en portraits.


Crois-moi, retirons-nous hors de la multitude,

Et vivons desormais loin de la servitude

De ces palais dorés où tout le monde accourt.

Sous un chêne élevé les arbrisseaux s’ennuient,

Et devant le soleil tous les astres s’enfuient,

De peur d’être obligés de lui faire la cour.


Aprés qu’on a suivi sans aucune asseurance

Cette vaine faveur qui nous paît d’espérance,

L’envie en un moment tous nos desseins détruit.

Ce n’est qu’une fumée, il n’est rien de si frêle ;

Sa plus belle moisson est sujette à la grêle,

Et souvent elle n’a que des fleurs pour du fruit.


Agreables déserts, séjour de l’innocence,

Où loin des vanités, de la magnificence,

Commence mon repos et finit mon tourment ;

Vallons, fleuves, rochers, plaisante solitude,

Si vous fûtes témoins de mon inquiétude,

Soyez-le desormais de mon contentement.