SARTRE, Jean-Paul



Etre libre, ce n'est pas faire ce que l'on veut, mais c'est vouloir ce que l'on peut ... On est responsable de ce qu’on est.



Les mains sales

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Hugo : Je me trouvais trop jeune ; j'ai voulu m'attacher un crime au cou, comme une pierre. Et j'avais peur qu'il ne soit lourd à supporter. Quelle erreur : il est léger, horriblement léger. Il ne pèse pas. Regarde-moi : j'ai vieilli, j'ai passé deux ans en taule, je me suis séparé de Jessica et je mènerai cette drôle de vie perplexe, jusqu'à ce que les copains se chargent de me libérer. Tout ça vient de mon crime, non ? Et pourtant il ne pèse pas, je ne le sens pas. Ni à mon cou, ni sur mes épaules, ni dans mon cœur. Il est devenu mon destin, comprends-tu, il gouverne ma vie du dehors mais je ne peux ni le voir ni le toucher, il n'est pas à moi, c'est une maladie mortelle qui tue sans faire souffrir. Où est-il ? Existe-t-il ? J'ai tiré pourtant. La porte s'est ouverte... J'aimais Hoederer, Olga. Je l'aimais plus que je n'ai aimé personne au monde. J'aimais le voir et l'entendre, j'aimais ses mains et son visage et, quand j'étais avec lui, tous mes orages s'apaisaient. Ce n'est pas mon crime qui me tue, c'est sa mort. (Un temps.) Enfin voilà. Rien n'est arrivé. Rien. J'ai passé dix jours à la campagne et deux ans en prison ; je n'ai pas chan­gé ; je suis toujours aussi bavard. Les assassins devraient porter un signe distinctif. Un coquelicot à la boutonnière. (Un temps.) Bon. Alors ? Conclusion ?

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Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur ! A quoi cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pureté, c’est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je la ai plongées dans la merde et dans le sang.



Huis clos

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Inès

Vous allez voir comme c’est bête. Bête comme chou! Il n’y a pas de torture physique, n’est-ce pas? Et cependant, nous sommes en enfer. Et personne ne doit venir. Personne. Nous resterons jusqu’au bout seuls ensemble. C’est bien ça? En somme, il y a quelqu’un qui manque ici: c’est le bourreau.

Garcin, à mi-voix

Je le sais bien.

Inès

Eh bien, ils ont réalisé une économie de personnel. Voilà tout. Ce sont les clients qui font le service eux-mêmes, comme dans les restaurants coopératifs.

Estelle

Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Inès

Le bourreau, c’est chacun de nous pour les deux autres.

(un temps. ils digèrent la nouvelle)

Garcin, d’une voix douce

Je ne serai pas votre bourreau. Je ne vous veux aucun mal et je n’ai rien à faire avec vous. Rien. C’est tout à fait simple. Alors voilà: chacun dans son coin; c’est la parade. Vous ici, vous ici, moi là. Et du silence. Pas un mot: ce n’est pas difficile n’est-ce pas? Chacun de nous a assez à faire avec lui-même. Je crois que je pourrais rester dix mille ans sans parler.

Estelle

Il faut que je me taise.

Garcin

Oui. Et nous… nous serons sauvés. Se taire. Regarder en soi, ne jamais lever la tête. C’est d’accord?

Inès

D’accord.

Estelle, après hésitation

D’accord.

Garcin

Alors, adieu.

Il va à son canapé et se met la tête dans ses mains. Silence. Inès se met à chanter pour elle seule:

Dans la rue des Blancs-Manteaux

Ils ont élevé des tréteaux

Et mis du son dans un seau

Et c’était un échafaud

Dans la rue des Blancs-Manteaux


Dans la rue des Blancs-Manteaux

Le bourreau s’est levé tôt.

C’est qu’il avait du boulot

Faut qu’il coupe des Généraux

Des Evêques, des Amiraux

Dans la rue des Blancs-Manteaux


Dans la rue des Blancs-Manteaux

Sont v’nues des dames comme il faut

Avec de beaux affûtiaux

Mais la tête leur f’sait défaut

Elle avait roulé de son haut

La tête avec le chapeau

Dans le ruisseau des Blancs-Manteaux


Pendant ce temps-là, Estelle se remet de la poudre et du rouge. Elle cherche une glace autour d’elle d’un air inquiet. Elle fouille dans son sac et puis elle se tourne vers Garcin.


Estelle

Monsieur, avez-vous un miroir ? ( Garcin ne répond pas) Un miroir, une glace de poche, n’importe quoi? (Garcin ne répond pas) Si vous me laissez toute seule, procurez-moi au moins une glace


Garcin demeure la tête dans ses mains, sans répondre.

Inès, avec empressement

Moi, j’ai une glace dans mon sac ( Elle fouille dans son sac. Avec dépit): Je ne l’ai plus. Ils ont dû me l’ôter au greffe.

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La Nausée


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Alors la Nausée m'a saisi, je me suis laissé tomber sur la banquette, je ne savais même plus ou j'étais ; je voyais tourner lentement les couleurs autour de moi, j'avais envie de vomir. Et voilà : depuis, la Nausée ne m'a pas quitté, elle me tient.

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Sa chemise de coton bleu se détache joyeusement sur un mur chocolat. Ça aussi ça donne la Nausée. Ou plutôt c'est la Nausée. La Nausée n'est pas en moi: je la ressens là-bas sur le mur, sur les bretelles, partout autour de moi. Elle ne fait qu'un avec le café, c'est moi qui suis en elle.

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