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BEAUVOIR, Simone de



Tous les hommes sont mortels

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Mais quant à moi, ma poitrine était gonflée d'une houle trop puissante ; je ne pouvais rien entendre hors cette voix triomphante qui jamais ne résonnerait aux oreilles d'un homme ; c'était ma propre voix et elle me disait : voilà que l'Univers m'appartient pour toujours, à moi seul; il est mon domaine et personne ne peut le partager avec moi. Charles gouvernera quelques années, et moi j'ai devant moi l'éternité. Je m'approchai de la fenêtre. Je regardai le ciel étoilé que traversait une ceinture de lait ; des millions de millions d'étoiles. Et sous mes pieds une seule terre : ma terre; Elle flottait toute ronde dans l'éther, tachetée de bleu, de jaune et de vert ; je la voyais. Des vaisseaux voguaient sur les mers ; des routes sillonnaient les continents: et moi, d'un geste de ma mains, j'arrachais les forêts inextricables, j'asséchais les marécages, je réglais le cours des fleuves ; le sol se couvrait de champs et de pâturages, des villes poussaient aux croisement des routes. Les plus humbles tisserands habitaient des grandes maison claires, les greniers étaient pleins de pur froment ; tous les hommes riches, forts et beaux, tous étaient heureux. Je pensai : "Je ressusciterai le paradis terrestre.

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Les mandarins

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Je restais plantée devant la glace. Je pensais vaguement que j'aurais pu avoir une vie différente ; j'aurais pu m'habiller, m'exhiber, connaître les petits plaisirs de la vanité ou les grandes fièvres des sens. C'était trop tard. Et soudain, j'ai compris pourquoi mon passé me semble parfois celui d'une autre ; c'est à présent que je suis une autre : une femme de trente-neuf ans, une femme qui a un âge !

J'ai dit à voix haute : " J'ai un âge ! " Avant la guerre, j'étais trop jeune pour que les années me pèsent ; ensuite pendant cinq ans je me suis tout à fait oubliée. Je me retrouve pour apprendre que je suis condamnée : ma vieillesse m'attend, aucun moyen de lui échapper ; déjà je l'entrevois au fond du miroir ! Oh ! je suis encore une femme, je saigne encore chaque mois, rien n'est changé ; seulement maintenant, je sais. Je soulève mes cheveux : ces stries blanches, ce n'est plus une curiosité ni un signe : un commencement ; ma tête va prendre, vivante, la couleur de mes os. Mon visage peut encore paraître lisse et dru, mais d'un instant à l'autre, le masque va s'effondrer, dénudant des yeux enrhumés de vieille femme. Les saisons se recommencent, les défaites se réparent : mais il n'y a aucun moyen d'arrêter ma décrépitude. " Il n'est même plus temps de m'inquiéter, pensais-je en me détournant de mon image. Il est trop tard même pour les regrets ; il n'y a qu'à continuer.

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