ERIBON, Didier



Retour à Reims

…..
Elle vivait avec un autre homme, que j’ai toujours appelé « mon grand-père » -la famille réelle et la famille biologique, sans même parler de la famille juridique, coïcident moins souvent qu’on ne le croit, et les « familles recomposées » n’ont pas attendu les années 1990 pour exister. Dans ce monde ouvrier, les structures conjugales et familiales étaient, depuis fort longtemps –pour le meilleur et pour le pire- marquées par la complexité, la multiplicité, les ruptures, les choix successifs, les réorganisations, etc. (avec des couples vivant « à la colle », des enfants de « plusieurs lits », des hommes et des femmes mariés habitant, chacun de leur côté, avec d’autres femmes et d’autres hommes sans être divorcés...). Ma grand-mère et son nouveau compagnon ne se marièrent jamais. Er même, ma grand-mère ne divorça jamais de celui qu’elle avait épousé en 1946 et qui n’est mort que dans les années 1970 ou 1980, mais qu’elle ne voyait plus depuis longtemps déjà. Quand j’étais adolescent, et bien plus tard encore, j’avais honte de cette situation familiale un peu « trouble » : je mentais sur l’âge de ma grand-mère et de ma mère, pour qu’on ne puisse pas calculer que ma mère était née quand la sienne avait 17 ans ; je parlais comme si celui que j’appelais mon grand-père était le deuxième mari de ma grand-mère... L’ordre social exerce son emprise sur tous. Et ceux qui aiment que tout soit « réglé », plein de « sens » et de « repères » peuvent compter sur cette adhésion à la norme inscrite dès la prime enfance au plus profond de nos consciences par l’apprentissage du monde social et sur la gêne -la honte- que l’on ressent lorsque le milieu social dans lequel on évolue contrevient à cette belle ordonnance juridique et politique, représentée par toute la culture environnante à la fois comme la seule réalité vivable et comme l’idéal à atteindre, même si cette norme familiale -cette famille normative- ne correspond en rien aux vies réelles. Sans doute les sentiments de dégoût que m’inspirent aujourd’hui ceux et celles qui essaient d’imposer leur définition de ce qu’est un couple, de ce qu’est une famille, de la légitimité sociale et juridique reconnue aux uns et refusée aux autres, etc., et qui invoquent des modèles qui n’ont jamais existé que dans leur imagination conservatrice et autoritaire, doivent-ils beaucoup de leur intensité à ce passé où les formes alternatives étaient voués à être vécus dans la conscience de soi comme déviantes et a-normales, et donc inférieures et honteuses. Ce qui explique sans doute pourquoi je me méfie tout autant des injonctions à l’a-normalité qui nous sont adressés par les tenants –très normatifs également, au fond- d’une non-normativité érigée en « subversion » prescrite, tant j’ai pu constater au cours de ma vie à quel point normalité et a-normalité étaient des réalités à la fois relatives, relationnelles, mobiles, contextuelles, imbriquées l’une dans l’autre, toujours partielles... et à quel point aussi l’illégitimité sociale pouvait produire des ravages psychiques chez ceux qui la vivent dans l’inquiétude ou la douleur, et engendrer dès lors une aspiration profonde à entrer dans l’espace du légitime et du « normal » (la force des institutions tenant en grande partie de cette désirabilité.

…..