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ROSNAY, Jean-Pierre



Ordre du Jour


Tenir l'âme en état de marche


Tenir le contingent à distance
Tenir l'âme au-dessus de la mêlée
Tenir Dieu pour une idée comme une autre
un support, une éventualité,
une contrée sauvage de l'univers poétique
Tenir les promesses de son enfance
Tenir tête à l'adversité
Ne pas épargner l'adversaire
Tenir parole ouverte
Tenir la dragée haute à ses faiblesses
Ne pas se laisser emporter par le courant
Tenir son rang dans le rang de ceux qui sont décidés
à tenir l'homme en position estimable
Ne pas se laisser séduire par la facilité
sous le prétexte que les pires
se haussent commodément au plus haut niveau
et que les meilleurs ont peine à tenir la route
Etre digne du privilège d'être
sous la forme la plus réussie: l'homme.
Ou mieux encore, la femme.



Ça


Il n'y a qu'un homme et une femme assis sur un talus

ou sur un tronc d'arbre

qui puissent comprendre ça

parce que tout ce qui est essentiel

ne peut se comprendre qu'à deux

on a mis nos chaussures chacun

sur un plateau de la balance

naturellement les siennes étaient plus légères

tout s'est passé comme prévu au terme de quelques secondes

les deux plateaux de la balance se sont stabilisés sur le même niveau

alors nous avons ri comme des cabris

nous avons jeté nos vétements au solet

nous sommes partis dans la nuit

vêtus d'utopie et de légende

l'espoir et notre amour bouillaient au fil de nos veines

Nous avons traversé des villes des plages des cimetières des mers

des idées à peine ébauchées

Nous avons fait des enfants

nous les portions tour à tour dans nos bras

une fois j'étais le père

je cassais du bois pour le feu

une fois j'étais la mère

et je brassais la soupe

elle ma rose du désert c'était pareillement

lorsque nous sommes arrivés

l'un devant la sépulture de l'autre

ce fut un déchirement mais le vivant avait en lui la part

de l'autre et les autres s'en rendaient compte

Le mort préparait le trousseau de l'autre

lui dressait son lit de brume tiède

l'homme et la femme sont éternelle attente l'un de l'autre

Tous les ruisseaux le disent



Tapé la nuit


Laisse-moi en tête-à-tête avec l’absolu

que je lui rende enfin ce que je lui ai emprunté

je quitte mon corps comme on quitte

de vieilles chaussettes

le soir venu

J’ai rendu mon âme à qui de droit

je l’ai vue s’envoler hésitante d’abord puis ravie

libérée

vers l’infini

et j’entendrai désormais éternellement

le bruissement fou de ses ailes



Comme un bateau prend la mer


Je ne veux rien savoir

Rien écouter et rien entendre

J’enjambe le blanc et le noir

Et j’ignore le vert le plus tendre

Je ne veux ce soir rien comprendre

Mais te voir te boire et te prendre

Je te prendrai comme un bateau prend la mer

Je briserai les vagues

Je te prendrai comme un oiseau fend l’air

Je te prendrai comme on plante une dague

Je te prendrai

Comme un clochard arrache la monnaie au fond de sa sébile

Et comme mille avions bombardant une ville

Je te prendrai comme on puise à la source

Et comme le voleur dans le sang prend la bourse

Je te prendrai

Comme le jour qui balbutie entrouvre à demi la paupière

Je te prendrai comme un moine dans sa prière

Comme un voyou lançant sa pierre

…..
Je te prendrai comme on pend la sorcière

Je te prendrai comme on peindrait sa mère

Je te prendrai dans le cœur de ma main

Comme un enfant compte ses billes

Ou peut-être au creux d’un chemin

Comme un garçon et une fille

Dans les senteurs du romarin

Je te prendrai, mon doux chagrin