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SULLY PRUDHOMME, René-François


Le songe


Le laboureur m'a dit en songe : « Fais ton pain,

Je ne te nourris plus, gratte la terre et sème. »

Le tisserand m'a dit : « Fais tes habits toi-même. »

Et le maçon m'a dit : « Prends ta truelle en main. »


Et seul, abandonné de tout le genre humain

Dont je traînais partout l'implacable anathème,

Quand j'implorais du ciel une pitié suprême,

Je trouvais des lions debout dans mon chemin.


J'ouvris les yeux, doutant si l'aube était réelle :

De hardis compagnons sifflaient sur leur échelle,

Les métiers bourdonnaient, les champs étaient semés.


Je connus mon bonheur et qu'au monde où nous sommes

Nul ne peut se vanter de se passer des hommes ;

Et depuis ce jour-là je les ai tous aimés.


Sonnet


À vingt ans on a l’œil difficile et très fier :

On ne regarde pas la première venue,

Mais la plus belle ! Et, plein d’une extase ingénue,

On prend pour de l’amour le désir né d’hier.


Plus tard, quand on a fait l’apprentissage amer,

Le prestige insolent des grands yeux diminue,

Et d’autres, d’une grâce autrefois méconnue,

Révèlent un trésor plus intime et plus cher.


Mais on ne fait jamais que changer d’infortune :

À l’âge où l’on croyait n’en pouvoir aimer qu’une,

C’est par elle déjà qu’on apprit à souffrir ;


Puis, quand on reconnaît que plus d’une est charmante,

On sent qu’il est trop tard pour choisir une amante

Et que le cœur n’a plus la force de s’ouvrir.


La voie lactée


Aux étoiles j’ai dit un soir :

" Vous ne paraissez pas heureuses ;

Vos lueurs, dans l’infini noir,

Ont des tendresses douloureuses ;


Et je crois voir au firmament

Un deuil blanc mené par des vierges

Qui portent d’innombrables cierges

Et se suivent languissamment.


Êtes-vous toujours en prière ?

Êtes-vous des astres blessés ?

Car ce sont des pleurs de lumière,

Non des rayons, que vous versez


Vous, les étoiles, les aïeules

Des créatures et des dieux,

Vous avez des pleurs dans les yeux ... "

Elles m’ont dit : " Nous sommes seules ...


Chacune de nous est très loin

Des soeurs dont tu la crois voisine ;

Sa clarté caressante et fine

Dans sa patrie est sans témoin ;


Et l’intime ardeur de ses flammes

Expire aux cieux indifférents. "

Je leur ai dit : " Je vous comprends !

Car vous ressemblez à des âmes :


Ainsi que vous, chacune luit

Loin des soeurs qui semblent près d’elle,

Et la solitaire immortelle

Brûle en silence dans la nuit. "


L'automne


L'azur n'est plus égal comme un rideau sans pli.

La feuille, à tout moment, tressaille, vole et tombe ;

Au bois, dans les sentiers où le taillis surplombe,

Les taches de soleil, plus larges, ont pâli.


Mais l'oeuvre de la sève est partout accompli :

La grappe autour du cep se colore et se bombe,

Dans le verger la branche au poids des fruits succombe,

Et l'été meurt, content de son devoir rempli.


Dans l'été de ta vie enrichis-en l'automne ;

Ô mortel, sois docile à l'exemple que donne,

Depuis des milliers d'ans, la terre au genre humain ;


Vois : le front, lisse hier, n'est déjà plus sans rides,

Et les cheveux épais seront rares demain :

Fuis la honte et l'horreur de vieillir les mains vides.




Le vase brisé


Le vase où meurt cette verveine

D’un coup d’éventail fut fêlé ;

Le coup dut l’effleurer à peine :

Aucun bruit ne l’a révélé.


Mais la légère meurtrissure,

Mordant le cristal chaque jour,

D’une marche invisible et sûre

En a fait lentement le tour.


Son eau fraîche a fui goutte à goutte,

Le suc des fleurs s’est épuisé ;

Personne encore ne s’en doute ;

N’y touchez pas, il est brisé.


Souvent aussi la main qu’on aime,

Effleurant le coeur, le meurtrit ;

Puis le coeur se fend de lui-même,

La fleur de son amour périt ;


Tou j ours intact aux yeux du monde,

Il sent croître et pleurer tout bas

Sa blessure fine et profonde ;

Il est brisé, n’y touchez pas.


De gebarsten vaas


De vaas waarin die verbena kwijnt,

werd door een waaiertik gespleten;

amper werd die vaas beroerd:

geen geluid werd er gemeten.


Elke dag sprong wat kristal

en ging de lichte wond

onzichtbaar, feilloos,

langzaam-zachtjes rond.


Het koele water weggelekt,

het bloemensap verdaan;

wie twijfelt er nog aan;

de gebarsten vaas, raak ze niet aan.


Vaak kwetst ook een beminde hand,

wanneer ze lichtjes streelt, ons hart;

dan breekt vanzelf ons gemoed,

de bloem van de liefde verstart;


Nog steeds gaaf in ’s werelds ogen,

welt uit de vaas een stille traan

en groeit haar diepe, scherpe scheur;

de gebarsten vaas, blijf er vandaan.

vertaling : Z. DE MEESTER





Ce qui dure

Le présent se fait vide et triste,

Ô mon amie, autour de nous ;

Combien peu de passé subsiste !

Et ceux qui restent changent tous.

Nous ne voyons plus sans envie

Les yeux de vingt ans resplendir,

Et combien sont déjà sans vie

Des yeux qui nous ont vus grandir !

Que de jeunesse emporte l'heure,

Qui n'en rapporte jamais rien !

Pourtant quelque chose demeure :

Je t'aime avec mon cœur ancien,

Mon vrai cœur, celui qui s'attache

Et souffre depuis qu'il est né,

Mon cœur d'enfant, le cœur sans tache

Que ma mère m'avait donné ;

Ce cœur où plus rien ne pénètre,

D'où plus rien désormais ne sort ;

Je t'aime avec ce que mon être

A de plus fort contre la mort ;

Et, s'il peut braver la mort même,

Si le meilleur de l'homme est tel

Que rien n'en périsse, je t'aime

Avec ce que j'ai d'immortel.


Le meilleur moment des amours

Le meilleur moment des amours

N'est pas quand on a dit : « Je t'aime. »

Il est dans le silence même

À demi rompu tous les jours ;

Il est dans les intelligences

Promptes et furtives des cœurs ;

Il est dans les feintes rigueurs

Et les secrètes indulgences ;

Il est dans le frisson du bras

Où se pose la main qui tremble,

Dans la page qu'on tourne ensemble

Et que pourtant on ne lit pas.

Heure unique où la bouche close

Par sa pudeur seule en dit tant ;

Où le cœur s'ouvre en éclatant

Tout bas, comme un bouton de rose ;

Où le parfum seul des cheveux

Parait une faveur conquise !

Heure de la tendresse exquise

Où les respects sont des aveux