BERTIN, Antoine de


Élégie 4


Elle est à moi ! Divinités du Pinde,

De vos lauriers ceignez mon front vainqueur.

Elle est à moi ! que les maîtres de l’Inde

Portent envie au maître de son cœur.

Sous ses rideaux j’ai surpris mon amante.

Quel fut mon trouble et mon ravissement !

Elle dormait ; et sa tête charmante

Sur ses deux mains reposait mollement.

Pendant l’été, vous savez trop comment

Des feux d’amour le feu des nuits s’augmente.

Pour reposer on cherche alors le frais ;

La pudeur même, aux mouvements discrets,

Entre deux draps s’agite, se tourmente,

Et de leur voile affranchit ses attraits.

Sans le savoir, ainsi ma jeune amie

S’exposait nue aux yeux de son amant ;

Et moi, saisi d’un doux frémissement,

Dans cet état la trouvant endormie,

(Je l’avouerai) j’oubliai mon serment.

Oh ! qui pourrait, dans ces instants d’ivresse,

Se refuser un si léger larcin ?

Quel cœur glacé peut revoir sa maîtresse,

Ou la quitter, sans baiser son beau sein ?

Non ! je n’ai point ce courage barbare ;

L’amant aimé doit donner des plaisirs ;

L’enfer attend ce possesseur avare,

Toujours brûlé d’inutiles désirs.

Puisse souvent la beauté que j’adore,

Nue à mes yeux imprudemment s’offrir !

Je veux encor de baisers la couvrir,

Quand je devrais la réveiller encore.

Dieux ! quel réveil ! mon cœur bat d’y songer.

Son œil troublé n’avait rien de farouche ;

Elle semblait quelquefois s’affliger,

Et le reproche expirait sur sa bouche.

Déjà l’Amour est prêt à nous unir :

J’essaie encor de me détacher d’elle ;

De ses deux bras je me sens retenir :

On crie, on pleure, on me nomme infidèle.

À ce seul mot, il fallut revenir.

« Ah ! qu’as-tu fait, lui dis-je alors, mon âme ?

« Je meurs d’amour : cruelle, qu’as-tu fait ?

« De tes beaux yeux, de ces yeux pleins de flamme,

« Voilà pourtant l’inévitable effet.

« Pourquoi poser ta tête languissante

« Contre ce cœur ému de tes accents ?

« Pourquoi cent fois, de ta main caressante,

« Au doux plaisir solliciter mes sens ?

« Un seul baiser — quand ta bouche vermeille

« Le poserait avec plus de douceur

« Que ne le donne et le frère à la sœur,

« Et l’époux tendre à son fils qui sommeille —

« Un seul baiser de ta bouche vermeille

« Suffit hélas ! pour troubler ma raison.

« Pourquoi mêler à son fatal poison

« Ce trait brûlant qui de mes sens dispose,

« Les fait renaître et mourir tour-à-tour ;

« Ce trait caché dans tes lèvres de rose,

« Et sur tes dents aiguisé par l’amour ?

« Oui, je succombe à ma langueur extrême ;

« Je suis contraint de hâter mon bonheur :

« Mais à tes pieds ton modeste vainqueur

« Veut t’obtenir aujourd’hui de toi-même.

« Viens, Eucharis ; au nom de tous nos Dieux,

« À ton amant livre-toi toute entière.

« Dans ton alcove un jour délicieux

« Répand sur nous et l’ombre et la lumière :

« Si tu rougis de céder la première,

« Dis... ne dis rien, et détourne les yeux. »

Elle se tut : ô fortuné présage !

L’Amour survint ; la Pudeur s’envola.

Elle se tut ; mais son regard parla.

Du sentiment elle perdit l’usage ;

Ses yeux mourants s’attachèrent sur moi.

« Ah ! » me dit-elle, en couvrant son visage

De ses deux mains, « Eucharis est à toi. »


Je vous revois, ombrage solitaire

Je vous revois, ombrage solitaire,

Lit de verdure impénétrable au jour,

De mes plaisirs discret dépositaire,

Temple charmant où j’ai connu l’amour.

Ô souvenir trop cher à ma tendresse !

J’entends l’écho des rochers d’alentour

Redire encor le nom de ma maîtresse.

Je vous revois, délicieux séjour.

Mais ces moments de bonheur et d’ivresse,

Ces doux moments sont perdus sans retour.

C’est là, c’est là qu’au printemps de ma vie,

En la voyant je me sentis brûler

D’un feu soudain : je ne pus lui parler ;

Et la lumière à mes yeux fut ravie.

C’est là qu’un soir j’osai prendre sa main,

Et la baiser d’un air timide et sage ;

C’est là qu’un soir j’osai bien davantage :

Rapidement je fis battre son sein,

Et la rougeur colora son visage ;

C’est là qu’un soir je la surpris au bain.

Je vois plus loin la grotte fortunée,

Où dans mes bras soumise, abandonnée,

Les nœuds défaits et les cheveux épars,

De son vainqueur évitant les regards,

Mon Eucharis, heureuse et confondue,

Pleura long-temps sa liberté perdue.

Le lendemain, de ses doigts délicats

Elle pinçait les cordes de sa lyre,

Et, l’œil en feu, dans son nouveau délire,

Elle chantait l’amour et ses combats.

À ses genoux, j’accompagnais tout bas

Ces airs touchants que l’amour même inspire,

Que malgré soi l’on se plaît à redire

L’instant d’après. Alors plus enflammé

Je m’écriais : « Non ! Corine et Thémire,

« Céphise, Aglaure, et la brune Zulmé,

« Qu’on vante tant, ne sont rien auprès d’elle !

« Mon Eucharis est surtout plus fidèle :

« Je suis bien sûr d’être toujours aimé ! »

La nuit survint : asile humble et champêtre,

Long corridor interdit aux jaloux,

Tu protégeas mes larcins les plus doux.

Combien de fois j’entrai par la fenêtre

Quand sa pudeur m’opposait des verroux !

Combien de fois dans l’enceinte profonde

De ces ruisseaux en fuyant retenus,

Au jour baissant, je vis ces charmes nus

En se plongeant embrassés de leur onde,

Et sur les flots quelque temps soutenus !

Je croyais voir ou Diane, ou Vénus,

Sortant des mers pour embellir le monde.

Combien de fois, au sein même des eaux,

Qu’elle entr’ouvrait, me plongeant après elle,

Et la pressant sur un lit de roseaux,

Je découvris une source nouvelle

De voluptés dans ces antres nouveaux !

Ô voluptés ! délices du bel âge,

Plaisirs, amours, qu’êtes-vous devenus ?

Je crois errer sur des bords inconnus,

Et ne retrouve ici que votre image.

Dans ce bois sombre, en cyprès transformé,

Je n’entends plus qu’un triste et long murmure ;

Ce vallon frais, par les monts renfermé,

N’offre à mes yeux qu’une aride verdure ;

L’oiseau se tait ; l’air est moins parfumé,

Et ce ruisseau roule une onde moins pure :

Tout est changé pour moi dans la nature ;

Tout m’y déplaît : je ne suis plus aimé.


L’absence

L’astre brillant des nuits a fini sa carrière.

Je n’entends plus de chars ni de sourdes clameurs ;

Le calme règne au loin dans la nature entière ;

Tout dort ; le jaloux même a fermé sa paupière :

Et moi, je veille ; et moi, je verse encor des pleurs.

Voici l’heure paisible où l’esclave fidèle

Au chevet d’Eucharis me guidait par la main ;

Voici l’heure où, trompant un époux inhumain,

J’entrouvrais ses rideaux, et me glissais près d’elle.

En y songeant encore, immobile et tremblant

J’écoute : un rien accroît ma frayeur attentive ;

Et, pressant dans mes bras un oreiller brûlant,

Je crois encor presser mon amante craintive.

Fantômes amoureux, pourquoi me trompez-vous ?

Eucharis est absente, Eucharis m’est ravie ;

Eucharis, loin de moi, vers un ciel en courroux

Lève un front suppliant, et déteste la vie.

On dit qu’en s’éloignant, ses yeux pleins de langueur

Redemandaient aux Dieux l’objet de sa tendresse.

Périsse le premier dont l’injuste rigueur

A séparé l’amant de sa jeune maîtresse !

L’onde caresse en paix ses rivages chéris ;

Le lierre croît et meurt sur l’écorce du chêne ;

L’ormeau ne quitte point la vigne qui l’enchaîne :

Pourquoi faut-il toujours qu’on m’enlève Eucharis ?

Cher et cruel objet de plaisirs et d’alarmes,

Toi, qu’un père autrefois me défendit d’aimer,

Rappelle-toi combien tu m’as coûté de larmes !

Ah ! garde-moi ton cœur ; conserve-moi ces charmes

Que l’amour pour moi seul se plaisait à former,

Et qu’un barbare, hélas ! retient en sa puissance.

L’art d’écrire est, dit-on, l’art de tromper l’absence.

Écris-moi : tu le peux à la faveur des nuits.

Peins-moi ton désespoir et tes mortels ennuis.

Par le plus tendre amour que tes lignes tracées

Arrêtent mes regards, de tes pleurs effacées.

Crains d’oublier, surtout, en pliant le feuillet,

Ce cercle ingénieux qu’inventa ma tendresse,

Ce cercle où mille fois ta bouche enchanteresse

Déposa des baisers, qu’avec bien plus d’adresse,

Tout entiers, loin de toi, la mienne recueillait.

Un jour, peut-être, un jour, ô ma tant douce amie !

Quand la fidèle Oenone ouvrira tes volets,

Et qu’un songe amoureux, te présentant mes traits,

Fera couler l’espoir dans ton âme attendrie,

J’entrerai tout d’un coup sans me faire annoncer ;

Je paraîtrai tomber du céleste empyrée.

Du lit alors, pieds nus, légère à t’élancer,

Si, les cheveux épars, incertaine, égarée,

Tu cours, les bras tendus, à mon cou t’enlacer,

Mes vers du monde entier t’assurent les hommages ;

Vénus aura perdu ses honneurs immortels ;

Et les amants en foule, embrassant tes autels,

De lilas et de fleurs orneront tes images.