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NOËL, Marie


Vision

Quand j’approcherai de la fin du Temps,

Quand plus vite qu’août ne boit les étangs,

J’userai le fond de mes courts instants ;


Quand les écoutant se tarir, en vain

J’en voudrai garder pour le lendemain,

Sans que Dieu le sache, un seul dans ma main ;


Quand la terre ira se rétrécissant

Et que mon chemin déjà finissant

Courra sous mes pieds au dernier versant ;


Quand sans reculer pour gagner un pas,

Quand sans m’arrêter, ni quand je suis las,

Ni dans mon sommeil, ni pour mes repas ;


Quand, le cœur saisi d’épouvantement,

J’étendrai les mains vers un être aimant

Pour me retenir à son vêtement...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Quand de jour en jour je perdrai la faim,

Je perdrai la force et que de ma main

Lasse de tenir tombera le pain ;


Quand tout sur ma langue aura mauvais goût,

Quand tout dans mes yeux pâlira, quand tout

Me fera branler si je suis debout ;


Quand mes doigts de tout se détacheront

Et que mes pensers hagards sous mon front

Se perdront sans cesse et se chercheront ;


Quand sur les chemins, quand sur le plancher,

Mes pieds n’auront plus de joie à marcher ;

Quand je n’irai plus en ville, au marché,


Ni dans mon pays toujours plus lointain,

Ni jusqu’à l’église au petit matin,

Ni dans mon quartier, ni dans mon jardin ;


Quand je n’irai plus même en ma maison,

Quand je n’aurai plus pour seul horizon

Qu’au fond de mon lit toujours la cloison...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Quand les voisines sur le pas

De la porte parleront bas,

Parleront et n’entreront pas ;


Quand parents, amis, tour à tour,

Laissant leur logis chaque jour,

Dans le mien seront de retour ;


Quand dès l’aube ils viendront me voir

Et sans rien faire que s’asseoir

Dans ma chambre attendront le soir ;


Quand dans l’armoire où j’ai rangé

Mon linge blanc, un étranger

Cherchera de quoi me changer ;


Quand pour le lait qu’il faut payer,

Quelqu’un prendra sans m’éveiller

Ma bourse sous mon oreiller ;


Quand pour boire de loin en loin,

J’attendrai, n’en ayant plus soin,

Que quelqu’un songe à mon besoin...

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Quand le soleil et l’horizon

S’enfuiront... quand de la maison

S’enfuiront l’heure et la saison ;


Quand la fenêtre sur la cour

S’éteindra... quand après le jour

S’éteindra la lampe à son tour ;


Quand, sans pouvoir la rallumer,

Tous ceux que j’avais pour m’aimer

Laisseront la nuit m’enfermer ;


Quand leurs voix, murmure indistinct,

M’abandonnant à mon destin,

S’évanouiront dans le lointain ;


Quand cherchant en vain mon salut

Dans un son, je n’entendrai plus

Qu’au loin un silence confus ;


Quand le froid entre mes draps chauds

Se glissera jusqu’à mes os

Et saisira mes pieds déchaux ;


Quand mon souffle contre un poids sourd

Se débattra... restera court

Sans pouvoir soulever l’air lourd ;


Quand la mort comme un assassin

Qui précipite son dessein

S’agenouillera sur mon sein ;


Quand ses doigts presseront mon cou,

Quand de mon corps mon esprit fou

Jaillira sans savoir jusqu’où...


Alors, pour traverser la nuit, comme une femme

Emporte son enfant endormie, ô mon Dieu,

Tu me prendras, tu m’emporteras au milieu

Du ciel splendide en ta demeure où peu à peu

Le matin éternel réveillera mon âme.


Office pour l'enfant mort


L'enfant frêle qui m'était né,

Tantôt nous l'avons promené


L'avons sorti de la maison

Au gai soleil de la saison ;


L'avons conduit en mai nouveau,

Le long des champs joyeux et beaux ;


Au bourg avec tous nos amis,

L'avons porté tout endormi...


Mais en vain le long du chemin

Ont sonné les cloches, en vain,


Tant il était ensommeillé,

Tant qu'il ne s'est pas réveillé,


Au milieu des gens amassés,

Quand sur la place il a passé.


D'autres que moi, cet aujourd'hui,

A l'église ont pris soin de lui.


C'est le bedeau qui l'a bordé

Dans son drap blanc d'argent brodé.


C'est le curé qui l'a chanté

Avec ses chantres à coté


C'est le dernier qui l'a touché,

Le fossoyeur qui l'a couché


Dans un berceau très creux, très bas,

Pour que le vent n'y souffle pas


Et jeté la terre sur lui

Pour le couvrir pendant la nuit


Pour lui ce que chacun pouvait,

Tant qu'il a pu, chacun l'a fait


Pour le bercer, le bénir bien

Et le cacher au mal qui vient.


Chacun l'a fait... Et maintenant

Chacun le laisse au mal venant


Allez-vous en ! Allez-vous en !

La sombre heure arrive à présent.


Le soir tombe, allez ! partez tous !

Vos petits ont besoin de vous.


Rentrez chez vous et grand merci !...

Mais il faut que je reste ici.


Avec le mien j'attends le soir,

J'attends le froid, j'attends le noir.


Car j'ai peur que ce lit profond

Ne soit pas sûr, ne soit pas bon.


Et j'attends dans l'ombre, j'attends

Pour savoir... s'il pleure dedans.


Hurlement


À la mémoire de maman

et de mon petit frère Eugène.


Le jour s’en va. Sur la montagne,

L’ombre grandit.

Es-tu parti dans la campagne,

Ô mon petit ?

Tu n’es pas là, ni dans l’étable,

Ni dans ton lit.

Tu ne viens pas te mettre à table.


Je vais cherchant de place en place,

Où donc es-tu ?

Ton frère aîné revient de classe,

De noir vêtu.

Qui donc a vu, qui me ramène

Mon fils perdu ?

Qui l’a trouvé loin dans la plaine ?


Le jour qui fuit, las de l’attendre,

S’en est allé ;

Le soir qui vient, sans me le rendre,

S’est désolé ;

Ô Dieu ! la Mort ouvrant la porte

Me l’a volé !

Mon agneau blanc, le loup l’emporte !


J’ai ramassé tes hardes vides,

Je les étends…

Je cherche à voir, les yeux avides,

Ton corps dedans.

Mais du tricot, mais de la veste

Aux bras pendant,

Il est parti. Plus rien ne reste.


Voici pourtant sur une manche

L'endroit jauni,

Taché de beurre un jour, dimanche…

Je t’ai puni.

La tache est là, le pot de beurre

N’est pas fini.

Toi seul n’est plus et tout demeure.


Tu n’es pas mort, je fais un rêve,

Oui, oui, je dors.

C’est bon qu’un vieux le soir achève

D’user son corps…

Est-ce toi Jean ?… toi dont la balle

Bondit dehors ?

Toi dans la cour, toi dans la salle ?


La porte a ri… je meurs, j’espère…

Ce n’est pas toi…

Ce sont tes sœurs, des gens, ton père,

N’importe quoi…

Que font-ils là ? qui les appelle

Autour de moi ?

Je n’ai besoin ni d’eux, ni d’elles.


Que me veut-on ? Que j'aille et prie,

Quand vient le soir,

Leur Dieu, leurs saints, et leur Marie

Pour te revoir ?

C’est contre eux tous que mon sang crie

De désespoir !

Ces loups du ciel, voleurs de vie !