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RUTEBEUF


Le testament de l’Âne


Qui veut vivre en ce monde entouré de considération

Tout en imitant les mœurs de ceux

Qui n’ont que l’argent en tête,

Rencontre bien des désagréments :

Quantité de médisants

Lui nuisent sans scrupule,

Et le monde est pour lui rempli d’envieux,

Si beau et si charmant soit-il.

Sur dix personnes assises chez lui,

Il y aura six médisants

Et neuf envieux.

Par derrière, ils s’en soucient comme d’une guigne

Et par devant ils lui font fête :

Chacun le salue bien bas.

Comment ne lui porteront-ils pas envie

Ceux qui ne profitent pas de son train de vie

Alors que ceux qui sont à sa table y sont en proie

Et ne sont pas pour lui des amis sûrs.

En vérité, c’est impossible.

Je vous dis cela à cause d’un prêtre,

Bénéficiaire d’une bonne église,

Dont l’unique préoccupation

Etait d’augmenter ses revenus :

Toute son intelligence était tournée vers ce but

Il avait en abondance vêtements et argent,

Et du blé plein ses greniers

Car le prêtre savait bien vendre

Et attendre pour cela

De Pâques à la Saint Rémi.

Il n’avait ami si cher

Qui pût rien en tirer

Sinon la force.

Il avait chez lui un âne,

Mais un âne comme on n’en vit jamais.

Il l’avait servi vingt ans entiers.

Je ne sais si l‘on n’a jamais vu un tel serviteur.

L’âne mourut de vieillesse

Après avoir bien contribué à l’enrichir.

Le prêtre l’aimait tellement

Qu’il ne permit pas qu’on l’écorchât

Et il le fit enterrer au cimetière :

En voilà assez sur ce sujet.

L’évêque était d’un caractère tout différent

Il n’était ni cupide ni avare

Mais courtois et rompu aux bonnes manières,

Si, étant fort malade

Il avait vu venir un homme de bien

Personne n’aurait pu le faire rester au lit :

La compagnie des bons chrétiens,

Voilà son médecin.

Sa grand-salle était toujours remplie.

Rien à redire sur ceux de sa maison :

Quoi que désirât leur maître,

Aucun de ces gens ne s’en plaignait.

S’il avait des biens meubles, ils étaient faits de dettes,

Car qui dépense beaucoup s’endette

Un jour, il avait autour de lui une société nombreuse

Cet homme de bien, accompli en toutes choses.

Voilà que l’on parle des riches clercs

Et des prêtres avares et chiches

Qui n’ont jamais un geste aimable ou attentionné,

A l’égard de leur évêque ou de leur seigneur

On fit le procès de ce prêtre

Qui était si riche et plein de lui-même.

On raconta sa vie aussi bien

Que s’il l’avait eue écrite sous les yeux,

Et on lui prêta plus de fortune

Que trois comme lui n’aurait pu en avoir,

Car on en dit toujours plus

Que ce qui se découvre à la fin.
.....


La complainte


Que sont mes amis devenus

Que j'avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés

L'amour est morte

Ce sont amis que vent me porte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta


Avec le temps qu'arbre défeuille

Quand il ne reste en branches feuille

Qui n'aille à terre

Avec pauvreté qui m'atterre

Qui de partout me fait la guerre

Aux temps d'hiver

Ne convient pas que vous raconte

Comment je me suis mis à honte,

En quelle manière


Que sont mes amis devenus

Que j'avais de si près tenus

Et tant aimés

Ils ont été trop clairsemés

Je crois le vent les a ôtés

L'amour est morte

Le mal ne sait pas seul venir

tout ce qui m'était à venir

M'est avenu


Pauvres sens et pauvre mémoire

M'a Dieu donné le Roi de gloire

Et pauvre rente

Et froid au cul quand bise vente.

Le vent me vient, le vent m'évente

L'amour est morte

Ce sont amis que vent emporte

Et il ventait devant ma porte

Les emporta


La pauvreté


Au roi Louis


Je ne sais par où je commence,

Tant ai de matière abondance

Pour parler de ma pauvreté.

Par Dieu vous prie, franc roi de France,

Que me donniez quelque chevance,

Ainsi ferez grand'charité.

J'ai vécu d'argent emprunté

Que l'on m'a en crédit prêté;

Or ne trouve plus de créance,

On me sait pauvre et endetté

Mais vous hors du royaume étiez,

Où toute avais mon attendance


Grand roi, s'il advient qu'à vous faille,

(A tous ai-je failli sans faille)

Vivre me faut et suis failli.

Nul ne me tend, nul ne me baille,

Je tousse de froid, de faim bâille,

Dont je suis mort et assailli.

Je suis sans couverte et sans lit,

N'a Si pauvre jusqu'à Senlis;

Sire, ne sais quelle part j'aille.

Mon côté connaît le paillis,

Et lit de paille n'est pas lit,

Et en mon lit n'y a que paille.


Sire, je vous fais assavoîr:

Je n'ai de quoi du pain avoir.

A Paris suis entre tous biens,

Et nul n'y a qui y soit mien.

Ne me souvient de nul apôtre,

Bien sais Pater, ne sais qu'est nôtre,

Car le temps cher m'a tout ôté,

Il m'a tant vidé mon logis

Que le Credo m'est interdit,

Et n'ai plus que ce que voyez.


Les plaies du monde

.....
Il me faut rimer sur ce monde

Qui de tout bien se vide et s’émonde…

Savez-vous pourquoi nul ne s’entre’aime ?

Les gens ne veulent plus s’entr’aimer,

car dans le cœur il y a tant d’amertume,

de cruauté, de rancune et d’envie

qu’il n’est personne au monde

qui soit disposé à faire du bien aux autres

s’il n’y trouve pas son intérêt…

Qui a de quoi, il est aimé,

Qui n’a rien, on le traite de fou…

Car la pauvreté est une maladie grave.

Voilà la première plaie

de ce monde : elle frappe les laïcs


La seconde n’est pas peu de choses :

c’est aux clercs qu’elle s’attaque.

Exceptés les étudiants, les autres clercs

sont tous agrémentés d’avarice.

Le meilleur clerc, c’est le plus riche

Et qui a le plus, c’est le plus chiche,

Car à son avoir, je vous préviens,

Il a fait hommage…

Il laisse dans leur coin les pauvres de Dieu

Sans en avoir mémoire…

Quand la mort vient, qui veut le mordre,

Et qui ne veut pas en démordre,

Elle ne laisse rien sauver :

A autrui, il lui faut livrer

Ce qu’il a longuement amassé…


La chevalerie est une si grande chose

Que je n’ose parler de la troisième plaie

Que superficiellement…

Il est donc juste que j’honore les Chevaliers.

Mais de même que les habits neufs,

valent mieux que les fripes,

les chevaliers de jadis valent mieux,

forcément, que ceux d’aujourd’hui,

car le monde a tout changé

q’un loup blanc a mangé

tous les chevaliers loyaux et vaillants.

c’est pourquoi le monde a perdu sa valeur.

.....