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MALRAUX, André



La Condition humaine, I

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Ici Gisors retrouvait son fils, indifférent au christianisme mais à qui l’éducation japonaise (Kyo avait vécu au Japon de sa huitième à sa dix-septième année) avait imposé aussi la conviction que les idées ne devaient pas être pensées mais vécues. Kyo avait choisi l’action, d’une façon grave et préméditée, comme d’autres choisissent les armes ou la mer : il avait quitt é son p è re, v é cu à Canton, à Tientsin, de la vie des man œ uvres et des coolies-pousse, pour organiser les syndicats. Tchen – l’oncle pris comme otage et n’ayant pu payer sa rançon, exécuté à la prise de Swatéou – s’était trouvé sans argent, nanti de diplômes sans valeur, en face de ses vingt-quatre ans et de la Chine. Chauffeur de camion tant que les pistes du Nord avaient été dangereuses, puis aide-chimiste, puis rien. Tout le précipitait à l’action politique : l espoir d un monde diff é rent, la possibilit é de manger quoique mis é rablement (il é tait naturellement aust è re, peut- ê tre par orgueil), la satisfaction de ses haines, de sa pensée, de son caractère. Elle donnait un sens à sa solitude. Mais, chez Kyo, tout était plus simple. Le sens héroïque lui avait été donné comme une discipline, non comme une justification de la vie. Il n’était pas inquiet. Sa vie avait un sens, et il le connaissait : donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce moment m ê me, faisait mourir comme une peste lente, la possession de sa propre dignit é . Il é tait des leurs : ils avaient les m ê mes ennemis. M é tis, hors-caste, d é daign é des Blancs et plus encore des Blanches, Kyo n’avait pas tenté de les séduire : il avait cherch é les siens et les avait trouv é s. « Il n y a pas de dignit é possible, pas de vie r é elle pour un homme qui travaille douze heures par jour sans savoir pour quoi il travaille. » Il fallait que ce travail prît un sens, devînt une patrie. Les questions individuelles ne se posaient pour Kyo que dans sa vie privée.
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Note sur l’Islam

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La nature d'une civilisation, c'est ce qui s'agrège autour d'une religion. Notre civilisation est incapable de construire un temple ou un tombeau. Elle sera contrainte de trouver sa valeur fondamentale, ou elle se décomposera.

C'est le grand phénomène de notre époque que la violence de la poussée islamique. Sous-estimée par la plupart de nos contemporains, cette montée de l'islam est analogiquement comparable aux débuts du communisme du temps de Lénine. Les conséquences de ce phénomène sont encore imprévisibles. A l'origine de la révolution marxiste, on croyait pouvoir endiguer le courant par des solutions partielles. Ni le christianisme, ni les organisations patronales ou ouvrières n'ont trouvé la réponse. De même aujourd'hui, le monde occidental ne semble guère préparé à affronter le problème de l'islam. En théorie, la solution paraît d'ailleurs extrêmement difficile. Peut-être serait-elle possible en pratique si, pour nous borner à l'aspect français de la question, celle-ci était pensée et appliquée par un véritable homme d'Etat. Les données actuelles du problème portent à croire que des formes variées de dictature musulmane vont s'établir successivement à travers le monde arabe. Quand je dis «musulmane» je pense moins aux structures religieuses qu'aux structures temporelles découlant de la doctrine de Mahomet. Dès maintenant, le sultan du Maroc est dépassé et Bourguiba ne conservera le pouvoir qu'en devenant une sorte de dictateur. Peut-être des solutions partielles auraient-elles suffi à endiguer le courant de l'islam, si elles avaient été appliquées à temps. Actuellement, il est trop tard ! Les «misérables» ont d'ailleurs peu à perdre.

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