PONGE, Francis



Le monologue de l’employé


Sans aucun souci du lendemain, dans un bureau clair et moderne, je passe mes jours.

Je gagne la vie de mon enfant qui grandit et grossit d'une façon convenable, non loin de Paris, avec quelques autres jolis bébés, dans une villa qu'on voit du chemin de fer.

La mère ayant repris son travail un mois après l'événement, la fatalité s'en est mise : malade encore, aspirant au repos, elle est partie avec cet Américain dont la concierge faisait peu de cas.

Que faire à cela? Hélas!

Je gagne la vie de mon enfant, et je gagne ma vie, paisiblement. Je peux aller, vers le milieu de la journée ensoleillée, manger; et manger encore le soir quand l'activité de la ville, après une période d'intensité considérable, décroît et meurt avec la lumière.

Je peux aussi me coucher, je peux rentrer me coucher dans une chambre modeste, il est vrai, mais située au bon air, dans la plus grande rue d'un quartier populaire, que j'aime, où vivent quelques amis.

Je gagne ma vie paisiblement, sans peine, en faisant un travail régulier et facile pour lequel je ne risque pas du tout d'être ennuyé gravement.

Tout a été soigneusement nettoyé et mis en place

lorsque j'arrive; quand je ferme la porte et m'en vais, saluant mes chefs, aucun souci ne sort avec moi.

Ainsi je gagne ma vie qui s'écoule avec assez de lenteur et d'aisance, et que je goûte beaucoup, à sa valeur. »

Cependant le soir, libre de mon temps, je prends conscience d'être un homme pensant : je lis et je réfléchis, réservant une demi-heure à cet effet avant de dormir.

Dans ce moment, une amertume coutumière m'envahit et je me prends à songer que vraiment je suis un être humain supérieur à sa fonction sociale. Mais je dis alors une sorte de prière où je remercie la Providence de m'avoir fait petit et irresponsable dans un si mauvais ordre de choses.

Si la colère m'anime je me calme aussitôt, songeant à cette fortune d'être placé, par mes intérêts comme par mes sentiments, dans la classe qui possède la servitude et l'innocence.

Esclave, je me sens plus libre qu'un maître chargé de soins et de mauvaise conscience.

Je rêve quelquefois au monde meilleur que mon enthousiasme refroidi me représente plus rarement depuis quelques années. Mais bientôt je sens que je vais dormir.

Et je tourne encore mon esprit vers mon enfant qui me lie à l'ordre social, et dont l'existence aggrave ma condition de serf. Je pense aussi à cette femme... Alors ma respiration devient tout à fait régulière car la tranquillité m'apparaît comme le seul bien souhaitable, dans un monde trop méchant encore pour être capable de se libérer, d'après ce que disent les journaux. »



Le pain


La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.

Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses... Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, - sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.

Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable...

Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.